« Renvoie-la, elle nous poursuit de ses cris » (Mt 15, 23)

Dans l’évangile de Matthieu, Jésus appelle les Douze et les envoie en mission avec les instructions suivantes : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains ; allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. » (11, 5-6). Etrangement, il semble dire que l’annonce du Royaume ne s’adresse qu’au monde juif, et pas même aux Samaritains, les plus proches de la Judée, et il ajoute : « En vérité, je vous le déclare, vous n’achèverez pas le tour des villes d’Israël avant que vienne le Fils de l’homme » (11, 23). Pourtant, au chapitre 15, on le voit « partir de là et se retirer dans la région de Tyr et de Sidon », c’est-à-dire au nord de la Galilée, dans ce pays des païens que Matthieu a évoqué dès le début de son évangile.

Là, Jésus rencontre une femme, une étrangère, qui se jette à ses pieds en criant : « Aie pitié de moi, fils de David, ma fille est possédée d’un démon mauvais » (15, 21-22). Cette femme est une païenne, venue d’un monde que les juifs d’alors évitent et rejettent comme impur. Le terme « cananéenne » d’ailleurs est volontairement anachronique, il assimile la femme aux premiers ennemis d’Israël, les Cananéens ! Or, voici que cette femme joue son va-tout ; malgré tout ce qui rend son attitude scandaleuse, inacceptable et même risquée, elle ose s’adresser à Jésus, et s’accroche à tel point que les disciples la repoussent sans ménagement et interpellent Jésus : « Renvoie-la, elle nous poursuit de ses cris » (15, 23).

Une foi tenace qui pousse à la « conversion »

Or, Jésus, conformément à la mission qui est la sienne, refuse de l’écouter ; et son refus, reconnaissons-le honnêtement, ne manque pas de dureté : « Je ne suis venu que pour les brebis perdues de la maison d’Israël ». Il n’est pas loin d’insulter la femme, lorsqu’il poursuit : « il n’est pas bien de prendre le pain aux enfants pour le jeter aux petits chiens », car il l’assimile purement et simplement aux chiens qui, en monde juif, sont des animaux impurs ! La tradition chrétienne a d’ailleurs très vite senti le caractère insupportable des paroles de Jésus : l’évangile de Marc qui s’adresse à des païens les atténue ; mais le texte de Matthieu montre un Jésus intransigeant !
Seulement la femme insiste, elle accepte et affronte l’humiliation, et, tenace, elle répond sans lâcher prise : « Oui, maître, et les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres » (15, 27). Et c’est cette incroyable ténacité, cette foi humble et obstinée, qui finit par forcer la résistance de Jésus et susciter son admiration : « Femme, dit-il, grande est ta foi ; qu’il soit fait selon ta volonté » (15, 28).

Cette dernière expression est celle qu’il prononcera à Gethsémani en s’en remettant au Père, celle qu’il apprendra à ses disciples dans le Notre Père : « Qu’il soit fait selon ta volonté » ! Jésus reconnaît en cette femme une justesse qui répond parfaitement à la volonté de Dieu : Dieu veut le salut et le bonheur de tous les êtres humains. La femme conduit donc Jésus à découvrir que cette volonté dépasse les frontières du peuple juif et s’étend à tous les peuples, fût-ce les plus lointains! Voici qu’elle l’a contraint à la regarder, à la prendre en considération et à lui venir en aide.

J’oserais dire que Jésus s’est laissé « convertir » par cette femme importune et impure. Il a, ce jour-là, accepté de regarder avec admiration l’étrangère, il a pris sa place pour entendre sa supplication, comprendre sa souffrance, et pour pouvoir enfin l’accueillir.

La question que le récit nous renvoie est simple : nous laisserons-nous « convertir » par le cri de ces migrants qui viennent d’ailleurs, maltraités, abîmés par la souffrance et l’exil ? Tenaces, ils nous supplient, alors même que nous résistons à les accueillir pour de fort bonnes raisons. Mais Jésus, lui, s’est laissé bouleverser, il a regardé la femme et a guéri sa fille.

Roselyne Dupont-Roc, bibliste