« Le Fils de l’homme n’a pas où poser sa tête » (Luc 9, 58)
Jésus ne ménage pas ces hommes de bonne volonté qui viennent vers lui et demandent à le suivre. Les réponses sont sévères ; elles témoignent d’une radicalité étonnante : « Les animaux ont chacun leur gîte, mais lui, le Fils de l’homme, lui, n’a pas de lieu où reposer sa tête » (Luc 9, 58), répond-il au premier. A un autre, il enjoint de ne pas repartir pour enterrer son père qui vient de mourir, au mépris du devoir familial de respect et de piété par excellence ! A un autre encore, de ne pas rentrer embrasser les siens pour leur dire adieu !
On dirait aujourd’hui : Jésus fait d’eux, à sa suite, des migrants, qui n’ont plus de patrie, de foyer, ni d’attaches familiales. Quand on sait la dureté d’une telle condition, et la façon dont elle peut traumatiser et abîmer l’être humain, on s’interroge. Certes ces hommes étaient volontaires, d’autres le sont aussi, attirés par une vie plus juste… Qu’est-ce que ces exigences signifient donc ?
Il faut d’abord savoir qu’elles reflètent des paroles reprises et durcies par une tendance radicale de disciples itinérants partis vers la Galilée après la résurrection de Jésus. Mais l’appellation « Fils de l’homme » est bien une façon un peu étrange dont Jésus s’est désigné lui-même, et elle nous force à réfléchir.
La condition humaine dans sa dimension « migrante »
La scène doit être replacée dans son contexte : il est dramatique. Jésus vient de prendre une décision difficile, il a « durci son visage » pour monter vers Jérusalem (Lc 9, 51) ; le récit précédent qui témoigne de sa « transfiguration » nous a averti qu’il s’agissait pour lui d’un véritable « exode », exode vers la passion et la mort, mais aussi traversée vers la vie (Lc 9, 31). Est-ce la condition de tout être humain ?
Jésus ne demande à personne d’être inhumain, lui-même a eu une famille, une maison à Capharnaüm. Comme le Fils de l’homme dont il prend le nom, il a vécu à plein notre quotidien et ses contradictions, mais il est aussi celui qui ouvre les portes du Royaume, en rassemblant à sa suite et en lui toute l’humanité. Il nous conduit ainsi à méditer sur ce qu’est la condition humaine dans sa dimension « migrante ». Tous, nous marchons vers la vie, et il nous est demandé parfois de traverser des déserts, certains beaucoup plus durement que d’autres, et il nous est demandé enfin de passer la mort ; la terre ne nous est donnée que de façon passagère, éphémère, elle ne nous appartient pas, nous sommes en marche vers le Royaume.
Mais depuis que lui, le Fils de l’homme, a connu et vaincu la mort, nous savons que seule la fraternité peut nous conduire vers la vraie vie. Il est, écrit saint Paul, « le premier-né d’une multitude de frères », et ouvre le chemin vers le Père (Rm 8, 29). Alors notre regard peut changer, et nous pouvons nous reconnaître frères des migrants venus de partout, dans la même condition humaine difficile, mais emmenée dans une existence exodale. Une existence qui constitue en peuple et fonde la fraternité.
Roselyne Dupont-Roc, bibliste