Léon XIII et les débuts d’une pastorale spécifique pour les migrants
Pape de 1878 à 1903, Léon XIII manifeste un profond souci pour la foi des émigrants menacée par les aléas de la migration mais aussi pour les Eglises d’accueil souvent démunies et parfois fragilisées par l’arrivée de nouveaux fidèles. Le premier, il appelle au respect des différentes cultures et traditions.
L’émigration est un mal, principalement parce qu’elle met en danger la foi des migrants
Dans sa lettre apostolique Quam Aerumnosa (Ô qu’elle est misérable) de 1888, Léon XIII définit l’émigration comme un mal, non seulement en raison des souffrances qu’elle impose aux émigrés mais aussi et peut-être même surtout à cause des risques funestes qu’impliquerait la perte de la foi des migrants dans des pays à prédominance protestante ou maçonnique, ou bien encore dans une Europe où l’anarchie et le socialisme athée, alors en plein essor, pourraient séduire les travailleurs immigrés.
Pour contrer ces risques, Léon XIII juge indispensable une pastorale spécifique, celle-ci devant être confiée à des prêtres, des religieux et des religieuses venant des mêmes pays que les migrants. A l’occasion du Congrès des catholiques de Naples en 1882, il recommande la création de sociétés philanthropiques sur le modèle de la Société Saint-Raphaël, créée en 1871 par le commerçant Pierre-Paul Cahensly en vue d’apporter une aide matérielle et spirituelle aux émigrés allemands.
Les migrants sont un sujet de préoccupation pour les Églises d’arrivée et de départ
Loin de s’arrêter aux seuls émigrés, l’attention de Léon XIII se porte aussi sur les Eglises d’accueil, souvent prises au dépourvu par l’ampleur des arrivées et pour certaines fragilisées : l’Église catholique des États-Unis, alors minoritaire dans le pays, voit les rangs de ses fidèles gonflés par des croyants issus d’une population de migrants fortement marginalisée ; les Églises brésilienne et argentine quant à elles, à la recherche d’une autonomie par rapport à l’État après des siècles de subordination au “régime de patronage”, doivent conjuguer l’accueil des migrants et leur “insertion” dans le tissu ecclésial avec une fidélité nationale à même de favoriser leur reconnaissance dans la société.
Léon XIII se préoccupe notamment de la situation des Églises américaines dans leur phase délicate de démarrage et de consolidation, en soulignant l’incidence de l’immigration catholique dans ce processus. En 1884, au concile de Baltimore, on discute de l’aide aux immigrés européens et de la création de “paroisses nationales”, tandis que lors des travaux préparatoires à Rome en 1883 on met l’accent sur la migration italienne[1]. Les évêques américains se déclarent impuissants à cause du manque de prêtres et demandent à Propaganda Fide d’insister auprès des évêques italiens afin de promouvoir une œuvre profonde de catéchèse à l’égard des fidèles et d’envoyer des prêtres pour leurs concitoyens.
Certains évêques d’Italie se montrent sensibles à cet appel : Mgr Giuseppe Sarto, évêque de Mantoue, publie en 1887 une lettre pastorale sur l’émigration ; Mgr Giovanni Battista Scalabrini, évêque de Piacenza (Plaisance), fonde en 1887 une congrégation religieuse pour venir en aide aux émigrés italiens et en 1888 il invite sœur Francesca Saverio Cabrini à s’occuper des émigrés italiens à New York ; Mgr Geremia Bonomelli, évêque de Crémone, à l’initiative de l’Association nationale pour le secours des missionnaires italiens, fonde en 1900 l’Œuvre Bonomelli, qu’il dirigera jusqu’en 1914 et qui a pour but d’assister les ouvriers italiens en Europe et au Proche-Orient.
Une invitation au respect de la culture et de la tradition religieuse des migrants
Dans sa lettre apostolique Orientalium dignitas (Dignité [des Églises] orientales) publiée en 1894, rappelant la valeur du rite et de la liturgie orientale et, plus globalement, de la diversité des traditions religieuses, Léon XIII invite les pays et les Eglises d’accueil au respect de la culture des migrants. Dans un contexte où, dans certains diocèses des Etats-Unis notamment, les migrants catholiques de rites orientaux sont devenus objets de prosélytisme, cette mise au point est importante et a des effets très concrets. Elle conduit notamment à la naissance de paroisses, diocèses et hexarchies[2], gouvernés par des évêques de rite oriental dans des pays comme le Canada, les États-Unis, le Brésil et, plus tard, l’Australie.
[1]. Mgr John Lancaster Spalding propose que le concile plénier s’occupe de l’émigration italienne : « Peut-être ne serait-il pas mal s’il s’occupait de l’émigration en général pour tenter d’empêcher que les catholiques aillent se disperser au milieu des non-catholiques et soient empêchés d’accomplir leurs devoirs religieux. Il n’y a pas de doute cependant que les émigrés italiens se trouvent dans des conditions pires que les autres. Pour les Allemands on a fait quelque chose : il y a la Société Saint-Raphaël... Les Irlandais ont de très nombreux compatriotes prêtres et évêques. Bien que les Français soient en plus petit nombre, on peut en dire de même. Les prêtres italiens, en revanche, sont peu nombreux, et il n’y a aucun évêque. Par conséquent, les Italiens se trouvent souvent dans les conditions les plus déplorables : abandonnés à eux-mêmes, sans conseil, sans guide, sans argent, ils deviennent les victimes de spéculateurs avides, et il en va toujours de leur âme, puisqu’ils oublient tout devoir religieux. Par conséquent, il n’y a pas à douter que si on établissait un centre où les Italiens pourraient s’adresser, l’honnêteté et la religion y gagneraient beaucoup, ainsi que les intérêts matériels des migrants, qui pourraient alors avoir un guide sûr dans le pays d’installation ». Relazione con sommario e note d’archivio circa la presente condizione della Chiesa cattolica negli Stati Uniti, articolo VIII, 65.
[2]. Terme grec signifiant “gouvernement de six notables”, désignant la juridiction civile d’une province de l’Empire byzantin. Dans les Églises de rite oriental, il indiquait une circonscription ecclésiastique.