« Evangéliser la piété populaire en Asie » par Mgr Colomb
Envoyé par les Missions Etrangères de Paris, Mgr Georges Colomb, évêque de La Rochelle et Saintes, a enseigné à Taïwan et en République populaire de Chine.
INTRODUCTION
L’Eglise catholique connaît une grande diversité de pratiques et de dévotions. La piété populaire atteste de l’incarnation de la foi dans une culture. Le passage du paganisme au christianisme qui s’est effectué, et s’effectue encore, de manière progressive est à l’origine de ces pratiques. L’Eglise a dû apprendre à accueillir, comprendre, intégrer, quand cela était possible, des pratiques issues du paganisme après une période durant laquelle elle aura tenté, parfois violemment, de s’y opposer, quitte à soulever la vindicte du peuple.
Souvenons-nous des témoignages de la vie de saint Martin (316-397) par Sulpice Sévère : « en certain village, il avait détruit un temple fort ancien et entrepris d’abattre un pin tout proche du sanctuaire ; mais alors le prêtre de ces lieux et toute la foule des païens commencèrent à lui opposer de la résistance » ; « dans un autre village, du nom de Levroux, Martin voulut démolir également un temple que la fausse religion avait comblé de richesses, mais la foule des païens s’y opposa tant et si bien qu’il fut repoussé, non sans violence » (cité par Pietro Boglioni in Du paganisme au christianisme, La mémoire des lieux et des temps).
De façon plus subtile, l’Eglise aura aussi su accueillir les thèmes folkloriques pour tenter d’en christianiser le sens. La Légende dorée des saints fourmille d’exemples. Un vieux fond de croyances traditionnelles issues du paganisme continue à irriguer la piété populaire. Christianiser le paganisme sans risquer la paganisation du christianisme, tel est le défi qui ne cesse de se poser à l’Eglise.
C’est pourquoi l’institution a toujours veillé à ce que les dévotions et la piété populaires, les « pieux exercices » dont parle le directoire sur la piété populaire, renvoient ou se fondent sur la pratique des sacrements. C’est ce qu’exprime le directoire sur la piété populaire et la liturgie de 2001 quand il déclare: « La religiosité populaire, qui s’exprime dans des formes diversifiées et diffuses, quand elle est sincère, a comme source la foi et doit être favorisée. Dans ses manifestations les plus authentiques, elle ne s’oppose pas au caractère central de la sainte liturgie, mais, en favorisant la foi du peuple qui la considère comme une expression religieuse connaturelle, elle prédispose à la célébration des mystères sacrés. » (n° 4).
Dans la mission ad extra, le christianisme doit rendre compte de ses croyances face à des pratiques parfois très anciennes et qui font appel à des catégories de pensée propres. Tel fut le défi qui attentait les missionnaires en Asie. Tel est le défi qui se pose aujourd’hui sous des formes nouvelles.
- RAPPEL HISTORIQUE
L’origine des Eglises chrétiennes d’Asie est très ancienne. Si l’on en croit une tradition du sud de l’Inde, c’est l’apôtre Thomas lui-même qui aurait évangélisé le pays à partir de l’an 52. La stèle de Xi An en Chine, érigée au VIIème siècle, atteste en revanche d’une présence effective très ancienne du christianisme nestorien dans l’Empire du milieu. Cette implantation précoce a cependant laissé peu de traces.
Ce sont les Mongols qui vont favoriser la rencontre entre l’Occident et la Chine. En 1206, Gengis Khan se rend maître de la Mongolie. En vingt ans, il conquiert l’essentiel de l’Asie centrale, de la Perse et pénètre en Russie. Avant la fin du XIIIe siècle, « l’ordre mongol » règne sur la Chine du Nord et du Sud, toute l’Asie centrale, une partie de la Sibérie, l’Iran, la Mésopotamie, l’Arménie et atteint la Volga.
Entre 1240 et 1250, la chronique garde la trace des premières missions de moines dominicains chez les « Tartares ». Dès 1220, les organisateurs de la 5e croisade avaient connaissance de l’invasion de l’Iran par les Mongols et avaient cherché à entrer en contact avec eux.
En 1245, pas moins de quatre missions partent à la rencontre des Mongols. Des échanges pacifiques entre l’Europe et la Mongolie s’établissent. Ainsi, en 1248, saint Louis reçoit à Chypre deux envoyés du grand khan Guyuk. Le 25 décembre, les deux ambassadeurs entendent la messe aux côtés du roi.
Il faudra ensuite attendre la grande épopée missionnaire des XVIe et XVIIe siècle pour voir s’instaurer des relations durables. Au XVIe siècle, suivant les routes ouvertes par Vasco de Gama, franciscains et dominicains séjournent en Inde, aux Moluques, au Japon et en Chine. L’élan missionnaire s’amplifie à partir de 1540, avec la fondation de la Compagnie de Jésus et les grandes figures de François-Xavier, Matteo Ricci… Au XVIIème siècle, grand siècle missionnaire, les instructions du pape Alexandre VII aux vicaires apostoliques, fondateurs de la Société des Missions Etrangères, inciteront au respect des cultures et coutumes locales : « N’exportez pas la France, l’Espagne, le Portugal, quoi de plus stupide… ».
Le christianisme a suscité en Chine des réactions de curiosité, de sympathie, d’approbation même avant d’apparaître comme un risque pour la stabilité de la société. D’emblée, les missionnaires ont dû s’interroger sur les manières « d’acclimater » les concepts et pratiques religieuses européennes sur un continent où la puissance du cosmos occupe la place tenue chez nous par Dieu, personnel et miséricordieux. Le culte familial pratiqué en Chine était-il assimilable dans les assemblées dominicales ? Quelle place réserver à la dévotion au culte des ancêtres, à Confucius ? Celui-ci ne disait-il pas : « Le Ciel ne parle pas » ?
Toutes ces réalités culturelles obligèrent les missionnaires à des choix qui provoquèrent de vives controverses.
Deux exemples : la querelle des rites et l’architecture des églises chinoises
La querelle des rites
Au XVIIe siècle, la querelle des rites divise les missionnaires de la Chine et de l’Inde. Les questions sont multiples. Quand Matteo Ricci entreprend la traduction en chinois d’ouvrages de théologie et du catéchisme, il se sert de termes familiers aux lettrés chinois pour désigner Dieu. Il parle ainsi de Shang-Di (Souverain d’En-haut) et Tian (Ciel). Il se montre respectueux des traditions et rites chinois tels que le culte des ancêtres et les manifestations de piété filiale. Dans la philosophie de Confucius, il cherche, sinon les points de convergences, tout au moins les non-contradictions avec le christianisme. Dans le même esprit, il adapte la liturgie aux coutumes chinoises, célébrant en chinois et intégrant le culte des ancêtres dans le canon de la Messe.
Fin lettré, Ricci cherchait à résoudre le problème de l’inculturation du christianisme afin de gagner le maximum d’âmes à sa cause et de respecter l’immense culture qu’il découvrait. Cette culture ignorait tout de nos catégories de pensée. Comment dès lors lui permettre d’accéder aux valeurs de l’Evangile ? Comment concevoir une expression de la vie chrétienne qui respecte les identités locales sans rien sacrifier le contenu de la foi ?
Avec sa méthode, tolérante et ouverte, Ricci amena des milliers de personnes vers le christianisme, y compris dans la famille impériale. A sa mort, en 1610, la communauté chrétienne chinoise compte environ 2000 membres, essentiellement des lettrés. On considère qu’au début du XVIIIème siècle l’Eglise en Chine comptait plus d’un million de disciples.
En Inde, un processus analogue à celui initié par Matteo Ricci est mis en place par un autre jésuite : Roberto de Nobili, à partir de 1606. Admis parmi les pénitents hindous, il n’exige des convertis que deux renonciations : la renonciation à l’idolâtrie et la renonciation à la polygamie.
On voit donc se dessiner, en Chine comme en Inde, une « méthode jésuite » propice à l’inculturation du christianisme. Fidèles à la parole de l’Apôtre Paul « Je me suis fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-uns » (1 Co 22), les missionnaires adoptent la manière de se vêtir, les rites et les coutumes du peuple qu’ils veulent convertir. Ainsi, en Chine, le culte des ancêtres et les honneurs à Confucius, déclarés « cultes civils » et non religieux, seront-ils respectés.
Ces initiatives hardies seront d’abord approuvées par Rome. On verra ainsi le pape Paul V autoriser la messe en chinois en 1615. Mais les critiques ne tardèrent pas. Les Jésuites furent accusés de faire droit à des pratiques superstitieuses et païennes.
L’arrivée, à partir de 1631, de missionnaires franciscains et dominicains, hostiles aux pratiques initiées par les jésuites, aggrava la querelle. Finalement Rome, après beaucoup d’hésitations et de revirements, finit par condamner la reconnaissance des coutumes chinoises en 1645. Cette condamnation sera solennellement confirmée par le pape Benoît XIV en 1742, obligeant les jésuites à se soumettre. Ce fut le début des persécutions des chrétiens.
Pour ancienne que soit cette querelle, elle montre bien l’importance d’un travail de compréhension et de dialogue vis-à-vis des pratiques de religiosité populaire, hors de nos frontières comme dans notre pays. Depuis le Concile, la vénération des ancêtres est célébrée le jour du Nouvel An Chinois dans les toutes les églises à Taïwan, à Hong-Kong, dans les communautés de la diaspora et aujourd’hui en Chine continentale.
L’architecture des églises en Chine
Le mouvement d’inculturation se manifesta aussi dans l’architecture. Reconnu comme incongru en Chine, le style occidental des églises laissa la place à un style « sino-chrétien » qui tenait compte des traditions locales. On assista ainsi à la construction d’églises de style chinois, avec du mobilier liturgique d’inspiration chinoise. On doit au moine bénédictin néerlandais, Adelbert Gresnigt la transformation d’une église gothique en style chinois à la demande du père Vincent Lebbe, l’apôtre de l’inculturation en Chine. Dans beaucoup d’édifices religieux, au-dessus de l’autel est érigé un dôme. Comme le clocher, il reprend souvent la forme octogonale des pagodes chinoise. Les belles églises construites par les Missions Etrangères de Paris dans les provinces Yunnan, du Guizhou et autres lieux en Chine, l’église de Dali, construite par les Pères de Bétharam, attestent de cet effort d’inculturation.
Parfois le bâtiment est en tout point semblable aux édifices qui se nichent dans les jardins chinois. Seule la croix sur le toit permet de comprendre qu’il s’agit d’une église. Il existe, au nord de Pékin, une église à la structure gothique classique qui est cependant entourée de deux pagodes abritant des stèles. Des deux côtés de la porte, se dressent face à face les deux lions de pierre qui traditionnellement sont placés à l’entrée des habitations chinoises. Cette architecture si particulière a permis à la fois de limiter les conflits avec les autorités locales et de respecter les coutumes.
- LES DEFIS CONTEMPORAINS
En 1975, dans l’exhortation Apostolique Evangelii nuntiandi, le Pape Paul VI faisait de la piété populaire l’une des « voies de l’évangélisation » tout en rappelant la nécessité d' »éduquer » ces pratiques.
A l’heure où le pape François appelle à son tour de ses vœux à une « nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi » (La joie de l’Evangile, titre III), il nous rappelle que « quand un peuple a inculturé l’Évangile, dans son processus de transmission culturelle, il transmet aussi la foi de manières toujours nouvelles ; d’où l’importance de l’évangélisation comprise comme inculturation » Et le pape François de poursuivre : « Chaque portion du Peuple de Dieu, en traduisant dans sa vie le don de Dieu selon son génie propre, rend témoignage à la foi reçue et l’enrichit de nouvelles expressions qui sont éloquentes… D’où l’importance particulière de la piété populaire, expression authentique de l’action missionnaire spontanée du Peuple de Dieu. Il s’agit d’une réalité en développement permanent où l’Esprit Saint est l’agent premier » (idem n° 122).
Le pape François a précisé les trois axes qui permettent d’évangéliser la piété populaire : « être conforme à l’Évangile », « vivre l’ecclésialité » et « être missionnaire ». Le « souci de la formation spirituelle, de la prière personnelle et communautaire, de la liturgie » sont également très présents. « L’essentiel est de croire en Jésus Christ, mort et ressuscité pour nos péchés, et de nous aimer comme Lui nous a aimés » (Homélie du pape François à l’occasion de la journée des confraternités et de la piété populaire, le 5 mai 2013). C’est bien à la satisfaction de cet essentiel que les ministres ordonnés doivent veiller.
La Chine compte aujourd’hui environ 100 millions de chrétiens, catholiques et protestants. Ce nombre est en constante progression. Dans une société où le matérialisme est roi et l’athéisme proclamé, le manque de repères se fait douloureusement sentir. Les motivations des personnes qui demandent à recevoir les sacrements de l’initiation restent parfois à évangéliser. Ainsi du témoignage du Père John Wang publié dans le journal La Croix du 21 janvier 2015: « Un échec, une épreuve dans la vie ou le travail, une maladie, un mariage avec un catholique, certains se disent aussi que ça les aidera à trouver un emploi …! » voilà ce qui peut motiver une demande de baptême. La préparation est un long chemin de purification et de découverte de la foi. Autre exemple cité dans le journal La Croix, protestant cette fois : » Zhou Sheng, 35 ans, raconte sa conversion au protestantisme : » Dieu a guéri ma sœur. » Elle souffrait d’une maladie incurable. La mère se convertit et transmet l’Evangile à ses enfants : « Nous avons tous prié et ma sœur a guéri. Nous sommes très reconnaissants « . Mais « la semence du Verbe » dont parlaient les Pères, travaille aussi les cœurs. Ainsi de ce vieil homme qui témoigne : « J’ai toujours cru qu’il y avait un Dieu, mais je n’étais pas sûr du concept… Dieu, il a cet amour, si grand, sans condition… c’est ce dont a besoin la Chine aujourd’hui » (La Croix, 21 janvier 2015).
Spécialiste du catholicisme en Chine, Richard Madsen, professeur de sociologie à l’Université de Californie distingue la pratique religieuse des campagnes de celle des villes. Dans les campagnes, l’empreinte des croyances traditionnelles demeure forte. Dans les villes les pratiques pastorales doivent être adaptées à des fidèles de plus en plus touchés par le mercantilisme.
En 2017 les villageois de la province du Jiangxi étaient “invités” à remplacer les objets et images chrétiennes de leurs maisons par des portraits du Président Xi Jin Ping. La raison invoquée par les autorités était la suivante : De nombreux ménages ont sombré dans la pauvreté à cause de la maladie. Certains ont eu recours à la croyance en Jésus pour guérir. La maladie étant une chose physique, les gens qui peuvent vraiment les aider sont le Parti communiste et le secrétaire général Xi ! Cet exemple permet de se demander si la part païenne pourra un jour être totalement déracinée du cœur des hommes !
Toute la Bible est traversée par cet appel à la conversion. L’anthropologie religieuse nous enseigne que les manifestations du religieux, dans les sociétés traditionnelles comme dans les sociétés modernes, ne peuvent faire abstraction des dimensions psychologiques, de l’enracinement socio-historique et socioculturel des hommes. Le fidèle cherche protection, demande la réalisation d’un vœu, et la ligne de démarcation entre foi et instrumentalisation est souvent très mince.
Les Conciles d’Arles en 452, de Tours en 567, de Nantes en 568… dénonçaient avec vigueur le culte des pierres, des arbres, des sources. Aujourd’hui, en Asie, comme ailleurs, nous avons à faire aux dérives de type New Age. La magie, le chamanisme, les croyances liées à l’occultisme, à l’ésotérisme réapparaissent sans cesse.
Demain le transhumanisme, porteur d’une nouvelle anthropologie, s’infiltrera dans les croyances populaires, faisant réapparaître de nouvelles formes de paganisme (l’immortalité garantie grâce à la cryogénisation, la jeunesse éternelle grâce aux implants….).
Un constat s’impose : par les pratiques des religiosités populaires, des forêts et sanctuaires de l’Europe au cœur de la Chine, la pénétration du christianisme a été favorisée. Mais notre cœur et nos pratiques resteront toujours à évangéliser, jusqu’à l’avènement du Royaume. Ecoutons l’apôtre Paul : « La chair et le sang sont incapables de recevoir en héritage le royaume de Dieu, et ce qui est périssable ne reçoit pas en héritage ce qui est impérissable…Il faut en effet que cet être périssable que nous sommes revête ce qui est impérissable; il faut que cet être mortel revête l’immortalité. » (Co 15, 49-53).
+ Georges Colomb
Evêque de La Rochelle et Saintes