« Migrations, frontières et enjeux de notre mission. Soutenir notre mission aujourd’hui » par P. Jean-Marie Carrière, SJ

Lors de la Commission nationale élargie du 6 octobre 2022, le P. Jean-Marie Carrière, SJ, est intervenu sur le thème « Migrations, frontières et enjeux de notre mission ». La conclusion, « Soutenir notre mission aujourd’hui », propose notamment une lecture de la rencontre entre Jésus et la femme syro-phénicienne (Marc 7, 24-30).

A-

Pour soutenir notre mission, nous trouvons bien évidemment des appuis forts dans les Messages du pape François (et de ses prédécesseurs) pour la Journée Mondiale du Migrant et du Réfugié. Je n’ai pas besoin de les commenter, vous les connaissez. Juste une remarque sur les Messages de 2018, 2019 et 2022 : ils dessinent nettement les contours de la mission.

B-

Je voudrais aussi faire un essai de lecture d’un épisode évangélique qui aide à poursuivre sur la question de la frontière. D’après un article de Matthew Ippel, à paraître prochainement dans la Revue Projet.

Dans l’Évangile de Marc, une rencontre se produit entre Jésus et une femme syro-phénicienne, avec un dialogue qui aboutit à la guérison de sa fille (Mc 7, 24-30). L’histoire est marquée par des franchissements de frontières, nombreux : géographiques, sociales, ethniques et religieuses. Cette rencontre met en relation deux personnages liminaux : Jésus, un homme juif dans les terres étrangères, et une femme grecque étrangère au judaïsme.

Jésus a quitté la Galilée pour la terre des Gentils, et s’abrite dans une maison. Une femme, fort déconsidérée par la tradition juive (païenne, étrangère), a repéré la présence de Jésus. Sans se soucier des barrières à franchir, elle entre dans la maison et se jette aux pieds de Jésus, pour qu’il guérisse sa fille habitée par un démon. Jésus répond à la demande de la mère que les enfants doivent d’abord être satisfaits et que les petits chiens ne doivent pas manger le pain des enfants. Bien que métaphorique, la réponse de Jésus est dure et insultante. Non seulement Jésus assimile le peuple païen aux petits chiens, mais il semble également sous-entendre que les petits chiens ne pourront jamais manger le pain. Jésus soutient la priorité exclusive/excluante du peuple d’Israël.

Au lieu de s’éloigner, persistant et choisissant ses mots, la femme reprend la métaphore : « Les petits chiens, dessous la table, mangent des miettes des petits enfants ». La femme modifie les catégories d’identité employées par Jésus et fournit une nouvelle perspective sur la situation. Autour de la table les petits enfants et les petits chiens peuvent manger le pain en même temps, tout en reconnaissant que chacun occupe un espace unique : certains sont assis à la table, d’autres sont en dessous. Les différences entre les petits enfants et les petits chiens restent intactes. Mais la distance est réduite. Cette proximité qui reconnaît les différences est un changement subtil par rapport à la réponse initiale de Jésus. La femme syro-phénicienne propose une idée radicalement différente de la frontière : son propos suggère que la frontière ne doit pas nécessairement être fermée et permanente, porteuse d’exclusion, mais pourrait en fait être porteuse d’inclusion.

Jésus ne reprend pas la métaphore. Il dit simplement : « À cause de cette parole, va, le démon est sorti de ta fille ». La parole de la femme – « cette parole » – a fait bouger le statu quo. En dissolvant la notion d’exclusion, elle révèle que tous peuvent manger à la même table. Jésus reconnaît le pouvoir transformateur de « cette parole », et annonce la guérison de la fille : la parole qui guérit la fille est autant celle de Jésus que celle de la mère. En retournant chez elle, la femme trouve sa fille libérée.

Pratiquer autrement la frontière

Au début du récit, les deux personnages sont en fait des étrangers, quittant leur zone habituelle de mouvement et d’action pour un pays étranger ou une maison étrangère.  Trois aspects caractérisent cette rencontre, dans un espace liminal avec des personnages liminaux.

Au sommet du récit un dialogue (1). L’échange de paroles ouvre vers l’autre en reconnaissant l’humanité que nous partageons. Place est faite à une nouvelle parole, « cette parole ». La frontière n’est plus statique. Jésus et la femme occupent un espace où l’on passe de l’exclusion à l’inclusion, où des mots et attitudes offensants et discriminatoires font place à des mots et attitudes chaleureux de reconnaissance.

Un dialogue autour de la table (2). Dans l’Ecriture, la table est le lieu de l’Alliance, de la relation et de la conversation. Elle invite à reconnaître les différences entre ceux qui occupent des places différentes autour de la table, de telle façon que certaines positions spatiales ne donnent pas la priorité à une personne ou à un groupe sur l’autre. Nouvelle signification de la frontière. La frontière n’est plus seulement marquée par des délimitations qui séparent le dedans du dehors. Au contraire, elle offre un espace d’échange où chacun partage ses expériences, ses espoirs et ses frustrations. Des ponts se construisent entre des personnes ayant des histoires de vie différentes.

Néanmoins, une asymétrie semble rester en place puisque chacun doit rester à sa place, à la table elle-même ou en-dessous. Tous ne peuvent-ils pas trouver une place à la table même ? L’action de guérison de Jésus (3) va dans ce sens. Car elle rend possible la traversée des espaces liminaires, jusqu’à l’abondance de la vie, la guérison. Les différences ne sont pas supprimées et ne disparaissent pas. Ce qui change, maintenant, c’est notre propre orientation et attitude envers ces différences. La table n’utilise plus nos différences pour promouvoir des pratiques d’exclusion. La table peut devenir un espace d’hospitalité, où se nouent des relations et sont réintégrés ceux qui étaient exclus.

Une telle lecture de l’évangile, proche, réfléchie, pourrait être utile pour la mission.

C-

Concernant notre mission, nous sommes des responsables de la Pastorale des migrants, et nous percevons souvent la fatigue des hommes et des femmes qui s’engagent au service des migrants. Réfléchissons-y un moment.

S’engager auprès des migrants, dans l’accompagnement et le service, peut être éprouvant, tant du fait des obstacles auxquels ils sont confrontés que du fait de leur histoire d’exilés.

1- Nous voulons nous engager à leurs côtés, parfois nous nous faisons un devoir de les accompagner et de les servir. Désir et devoir qui vont sans doute un jour buter sur l’épuisement, la fatigue, la perte de courage…

Peut-être convient-il de trouver quelque gratification, quelque joie, quelque « récompense » dans notre engagement – pas seulement un devoir.

Les trouver dans la qualité de la relation aux personnes, dans la gratuité de moments vécus à distance des besoins à couvrir ou des services à rendre. Laisser largement ouvert l’accès à la joie de l’hospitalité.

Et peut-être aussi revenir à la parole du Christ :

« Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme. Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau, léger. » Mt 11,28-30.

2- Mais la fatigue peut aussi venir de la compassion que nous éprouvons par rapport à l’aventure de l’exil, les horreurs vécus au cours du voyage. La fatigue, ou une sourde colère devant la manière dont ces hommes et ces femmes, et ces jeunes, ont été traités.

Jean-Guilhem Xerri parlait de la juste distance. La relation au prochain est centrale dans l’engagement chrétien, et invite à se rendre proche. Mais pas trop… Me laisser envahir par l’horreur ou la colère ne sera pas nécessairement utile à ceux que nous accompagnons. Et puis, aussi savoir avoir des lieux, des relations de « supervision ».

La méditation d’une parole du Christ peut nous y aider – la parabole du Samaritain, fondement de Fratelli Tutti (le Samaritain continue son voyage), ou bien celle-ci :

« En cours de route, un homme dit à Jésus : « Je te suivrai partout où tu iras. » Jésus lui déclara : « Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer la tête. » Lc 9,57-58.

Peut-être aussi pouvons-nous apprendre à considérer l’expérience et l’histoire des personnes déplacées sous l’angle du processus du deuil [Jean-Claude Metraux, La migration comme métaphore (La Dispute, 2011)].

3- Ce qui est aussi fatigant, c’est ce qui se passe chez nous… Les opinions publiques, surtout celles qui font plus de bruit que les autres. Et tout autant les évolutions et les mises en œuvre concrètes des politiques publiques sur les migrations. On pourrait avoir l’impression de batailles interminables, où nous ne voyons pas venir une victoire qui mettrait notre monde dans un ordre quelque peu convenable.

J’appelle volontiers cela le travail de la mort. On pourrait lire et méditer le livre de l’Apocalypse. Pour y trouver une espérance, dont le fondement est la foi dans la victoire du Christ. Mais aussi pour y apprendre à cerner les modalités du travail du mal et de la mort dans notre monde. Car ce discernement est très utile pour combattre ces mouvements malfaisants – je parle un peu au niveau de l’expérience spirituelle qui est là engagée.

Une autre possibilité serait de déplacer le lieu du combat et de l’affrontement. En cherchant à mieux comprendre et accueillir dans nos propres vies cette humanité en exil, qui reste malgré tout, comme dit Benoist de Sinety, l’ADN de la Bible. Nous changer nous-mêmes, en quelque sorte !

4- Permettez-moi aussi de rappeler l’importance majeure de l’exigence sabbatique dans la Bible, au centre du Décalogue, et qui traverse tant de lois et de récits.

Soyons aussi des hommes et des femmes du sabbatique, et pourquoi pas avec les réfugiés et migrants eux-mêmes.

Je conclus avec ces mots de la Lettre aux Hébreux, sur laquelle je reviens très souvent :

« C’est dans la foi, sans avoir connu la réalisation des promesses, qu’ils sont tous morts ; mais ils l’avaient vue et saluée de loin, affirmant que, sur la terre, ils étaient des étrangers et des voyageurs. Or, parler ainsi, c’est montrer clairement qu’on est à la recherche d’une patrie. S’ils avaient songé à celle qu’ils avaient quittée, ils auraient eu la possibilité d’y revenir. En fait, ils aspiraient à une patrie meilleure, celle des cieux. Aussi Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu » Hb 11,13-16.

Ce passage de la Lettre aux Ephésiens est aussi remarquable, lorsque l’on y retrouve tout le vocabulaire relatif à l’expérience des exilés.

« Vous qui autrefois étiez païens, traités de « non-circoncis » par ceux qui se disent circoncis à cause d’une opération pratiquée dans la chair, souvenez-vous donc qu’en ce temps-là vous n’aviez pas le Christ, vous n’aviez pas droit de cité avec Israël, vous étiez étrangers aux alliances et à la promesse, vous n’aviez pas d’espérance et, dans le monde, vous étiez sans Dieu. Mais maintenant, dans le Christ Jésus, vous qui autrefois étiez loin, vous êtes devenus proches par le sang du Christ. C’est lui, le Christ, qui est notre paix : des deux, le Juif et le païen, il a fait une seule réalité ; par sa chair crucifiée, il a détruit ce qui les séparait, le mur de la haine ; il a supprimé les prescriptions juridiques de la loi de Moïse. Ainsi, à partir des deux, le Juif et le païen, il a voulu créer en lui un seul Homme nouveau en faisant la paix, et réconcilier avec Dieu les uns et les autres en un seul corps par le moyen de la croix ; en sa personne, il a tué la haine. Il est venu annoncer la bonne nouvelle de la paix, la paix pour vous qui étiez loin, la paix pour ceux qui étaient proches. Par lui, en effet, les uns et les autres, nous avons, dans un seul Esprit, accès auprès du Père. Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers ni des gens de passage, vous êtes concitoyens des saints, vous êtes membres de la famille de Dieu, car vous avez été intégrés dans la construction qui a pour fondations les Apôtres et les prophètes ; et la pierre angulaire, c’est le Christ Jésus lui-même. En lui, toute la construction s’élève harmonieusement pour devenir un temple saint dans le Seigneur. En lui, vous êtes, vous aussi, les éléments d’une même construction pour devenir une demeure de Dieu par l’Esprit Saint » (Ep 2,11-22).

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