JMMR 2022 : Homélie du cardinal Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille
A l’occasion de la messe de rentrée du diocésaine, dimanche 25 septembre 2022, le cardinal Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille, a cité le Message du pape François pour la Journée Mondiale du Migrant et du Réfugié. « Mets-toi au travail pour construire avec eux l’avenir du monde » a-t-il encouragé.
Nous qui écoutons cette parabole bien longtemps après qu’elle fut prononcée, nous ne pouvons que confirmer : un homme, Jésus, celui-là même qui racontait cette histoire, est bien ressuscité d’entre les morts, cela n’a pas convaincu grand monde ! Certes, après quelques siècles de persécution, le christianisme s’est étendu, du moins autour du bassin méditerranéen, et surtout lorsqu’il est devenu une religion d’État. Mais il y a loin entre l’appartenance formelle et conventionnelle à une religion qui a les faveurs des pouvoirs en place, et l’adhésion intérieure, réelle, pour laquelle on est prêt à risquer sa vie ! En racontant l’histoire de cet homme riche, « vêtu de pourpre et de lin » et du pauvre Lazare qui gisait, malade, devant le portail de la maison du riche sans que celui-ci ne s’en préoccupe le moins du monde, Jésus voulait attirer l’attention de ses auditeurs, et la nôtre encore ce soir, sur l’urgence, la criante urgence de la fraternité. Non seulement pour l’avenir de notre société et de notre monde, et c’est déjà beaucoup, ne serait-ce que par responsabilité envers les générations futures, mais aussi parce que Dieu lui-même ne cesse de nous le demander, non par la force, mais en nous montrant l’exemple.
Déjà, dans le Premier Testament, le prophète Amos, comme on l’a entendu tout à l’heure, ne mâchait pas ses mots pour fustiger ceux qui « vivent bien tranquilles », qui « se croient en sécurité », « vautrés sur leurs divans ». Enfermés sur eux-mêmes, dans un entre soi luxueux mais mortifère, ils ne se préoccupent nullement des problèmes du monde, et même pas, comme dit Amos, « du désastre d’Israël ». Mais cette « bande de vautrés » finira mal, avertit le prophète : ils seront « les premiers des déportés ». C’est ce même aveuglement, chers amis, que Jésus dénonce dans sa petite parabole. L’homme riche n’est pas condamnable parce qu’il est riche, mais bien plutôt parce que, centré sur lui-même et sur son confort, il ne voit même plus la misère des autres. Car un riche a toujours soif d’égards ; et plus il est riche, plus il a soif ! Être riche n’est pas un mal en soi, mais l’addiction à la richesse en est un, parce qu’elle nous aveugle et nous ronge de l’intérieur, en paralysant en nous tout élan de compassion et de fraternité. C’est vrai non seulement au niveau des personnes, mais aussi au niveau des pays. Il n’y a qu’à voir comment, aux frontières des pays riches, on n’hésite pas, de nos jours, à construire des murs, dont on souhaiterait même qu’ils deviennent des abîmes infranchissables, pour refuser de voir la misère qui est de l’autre côté et pour tenter d’éviter que la pauvreté des bannis ne vienne perturber l’opulence des nantis ! Et pourtant ! Souvenons-nous de la fin de la parabole : le riche, une fois en enfer, a beau demander qu’un miracle vienne secouer ses cinq frères encore en vie mais toujours aveuglés, Abraham perçoit qu’il s’agit bien là d’une demande de riches, ceux à qui il en faudra toujours plus, alors qu’ils ont déjà, avec Moïse et les Prophètes, ce qui devrait suffire à les faire réfléchir. Et Abraham de conclure : « S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus ».
Que cette parabole est dure et réaliste, chers amis, et comme elle est, encore aujourd’hui, d’une brûlante actualité ! Il est si facile de s’enfermer dans son petit réseau de relations pour ne pas voir la misère des autres ! Il est si facile de se laisser tromper par les illusions de sa petite richesse qui, au mieux, consent à donner un peu de son superflu, mais jamais de son nécessaire, sans comprendre que « le superflu des riches est le nécessaire des pauvres », comme l’écrivait jadis le grand saint Augustin. Il est si facile, surtout pour un cardinal, de se vêtir « de pourpre et de lin », et d’oublier que le rouge est d’abord la couleur du sang des martyrs ! Au jeune Timothée, le vieux saint Paul avait donné l’ultime conseil : « Toi, homme de Dieu, recherche la justice, la piété, la foi, la charité, la persévérance et la douceur. » Et juste après, il ajoutait : « Aux riches de ce monde, recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en des richesses précaires, mais en Dieu, qui nous pourvoit largement de tout […]. Qu’ils fassent le bien, […] donnent de bon cœur, sachent partager. »
Église de Marseille, écoute bien cette parabole, car quand il raconte cette histoire, Jésus, au fond, nous parle de lui-même. Non seulement, par sa résurrection, il est revenu d’entre les morts, mais par son incarnation, il s’est identifié au pauvre Lazare, se faisant mendiant d’amour devant les portails de nos suffisances, lui qui, comme l’écrira saint Paul, « de riche qu’il était, s’est fait pauvre, afin de nous enrichir par sa pauvreté » (II Co 8, 9).
Église de Marseille, au moment où, du fait de la guerre en Ukraine, le monde entier se trouve sous la menace de multiples et très graves dangers, n’oublie pas les leçons de ton histoire. Souviens-toi de Mgr de Belsunce, au XVIIIe siècle, et lutte contre la peste actuelle de l’indifférence et de l’égoïsme, qui sans cesse reviennent tenter les pays riches quand ils voient débarquer, comme du Grand Saint-Antoine, toute la misère du monde, et qu’ils craignent pour leur confort ! Souviens-toi de Mgr Gault, au XVIIe siècle, qui succomba en soignant les galériens, victime de sa charité et de son dévouement. Son épiscopat n’avait duré que quelques mois, mais il a durablement marqué notre diocèse. Souviens-toi de tant d’hommes et de femmes, de toutes religions et de toutes convictions, qui, aux moments les plus graves de notre histoire, n’ont pas laissé sonner en vain l’heure de la charité et de la miséricorde. Souviens-toi et, à ton tour, sois inventive. Au lieu de considérer ceux qui immigrent chez toi comme une menace dérangeante, n’aie pas peur de les regarder plutôt comme une aide opportune, et mets-toi au travail pour construire avec eux l’avenir du monde, dans la confiance et la paix, comme nous y invite le Pape François dans son beau message pour cette journée mondiale du migrant et du réfugié. Encore jeudi dernier, un bateau a coulé au large des côtes libyennes, avec cent-cinquante migrants à bord. Le bilan actuel et de quatre-vingt-quatorze corps repêchés dont dix enfants et seulement vingt personnes secourues. Les recherches se poursuivent encore en ce moment. N’acceptons jamais de laisser mourir quelqu’un sans rien dire ni rien faire, de regarder quelqu’un se noyer sans lui tendre la main, de peur qu’il nous dérange.
« Abraham répondit : “S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus” ». Nous qui, non seulement, pouvons écouter Moïse et les Prophètes, mais qui croyons aussi qu’un homme, Jésus, le Fils de Dieu, est ressuscité d’entre les morts, laissons-nous convaincre par la parabole de l’Évangile. Elle nous invite à ouvrir nos yeux, à vaincre nos peurs, à prendre soin des plus pauvres, surtout de ceux qui sont juste là, devant nos portes, et que nous ne voyons plus. Car derrière tous les Lazare de notre quotidien se tient le Christ, notre Sauveur, celui qui a dit : « chaque fois que vous avez donné à boire ou à manger, chaque fois que vous avez donné des habits ou rendu visite à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »
Amen !
Cardinal Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille