« La transmission en contexte migratoire » par Ferdinand Ezémbé

Docteur en psychologie et directeur d’Axes Pluriels, Ferdinand Ezémbé travaille sur les médiations interculturelles et ethno psychiatriques. Il forme les travailleurs sociaux à l’interculturalité et rencontre régulièrement des parents et des travailleurs sociaux confrontés à la problématique de la transmission en milieu migratoire. Il est intervenu au Conseil national des aumôneries 2022. Les aumôneries ont ensuite pu échanger avec lui.

D’où je parle ?

Docteur en Psychologie de l’université de Paris X-Nanterre, directeur d’Axes pluriels, espace de vie sociale, située dans le Xème arrondissement de Paris, depuis plus de vingt ans, je travaille sur les médiations interculturelles et ethno psychiatriques. J’ai assuré une consultation mensuelle de psychologie au service de Psychiatrie de l’hôpital Maison Blanche à Paris et de nombreuses formations en direction des travailleurs sociaux sur l’interculturalité[1]. Dans le cadre de ma consultation clinique actuelle, je rencontre régulièrement des parents et des travailleurs sociaux confrontés à la problématique de la parentalité (transmission) en milieu migratoire.

Pour répondre à l’invitation qui nous a été faite à intervenir ce matin, nous limiterons notre intervention à la transmission des valeurs éducatives, au sein des familles dites « migrantes ».

Qui sont les migrants ?

La transmission de valeurs éducatives et religieuses des parents vers les enfants est dépendante du vécu de chaque communauté (voire chaque individu) dans son pays d’origine et des conditions d’intégration dans le pays d’accueil.

Il serait prétentieux de parler d’une psychologie de migrants d’autant plus qu’il n’existe pas de migrant type. Cependant de nombreuses études ont été faites sur des personnes ou des groupes en situation de migration. Les chercheurs anglo-saxons ont mis l’accent sur les stratégies de groupe alors que les chercheurs francophones ont insisté sur les stratégies individuelles. Concernant les migrants, qu’il appelle aussi groupes non-dominants, John Berry[2], chercheur canadien, mentionne quatre formes de réactions. Il parle d’assimilation quand les migrants ne veulent pas conserver leur identité culturelle et recherchent le contact avec d’autres cultures. Par contre, s’ils évitent le contact avec les autres cultures, il parle de séparation. De même, quand ces migrants veulent préserver leur culture d’origine tout en ayant des rapports interactifs avec d’autres groupes on est, dit-il, dans les stratégies d’intégration. Enfin, quand les migrants ont très peu de possibilités ou d’intérêt à maintenir leur culture et à entretenir des relations avec d’autres groupes, il parle de marginalisation.

Cependant, les migrants, groupes non-dominants, n’ont pas toujours la liberté de choisir leurs stratégies, tout dépend de la politique adoptée par les pays d’accueil d’une part, mais aussi des conditions qui ont motivé le départ dans le pays d’origine. Par ailleurs, les niveaux d’acculturation varient du groupe à l’individu, comme l’a noté J.-C Graves[3], le groupe peut subir des changements profonds, mais le niveau de participation des membres à ces changements varie considérablement. L’acculturation (changements culturels qui résultent de rencontres entre groupes) n’entraîne pas inévitablement des problèmes psychologiques et sociaux. Les individus réussissent à effectuer des virages comportementaux, grâce à des apprentissages culturels et des acquisitions d’aptitudes sociales.

Carmel Camillieri[4], chercheur français, a mis l’accent sur les stratégies identitaires des migrants, il s’agissait plus précisément de la façon donc chaque migrant se positionne socialement et comment il fait front aux attaques extérieures.

Dans certaines situations, dit-il, l’individu migrant peut ne pas s’adapter à la société d’accueil, mais être en cohérence interne avec lui-même, il s’agit d’une intégration intérieure. Ensuite, au sein d’un même groupe de migrants, la durée de l’installation dans le pays d’accueil peut entraîner une différence dans les stratégies d’adaptation, d’où les conflits entre générations. Enfin, il existe toujours, à son avis, une différence entre le conformisme à la société d’accueil et une résistance intérieure de l’individu à l’assimilation. Il qualifie cette attitude de stratégie du masque. Partant de cet ensemble de données, C. Camilieri pense que les individus vont développer des stratégies identitaires différentes, elles peuvent consister pour certains individus à prendre des positions impersonnelles par souci de cohérence, pour ne pas être marginalisé. D’autres s’empêcheront de voir la réalité pour vivre dans un simili de cohérence prenant, dans chaque code, le mode qui leur convient. Les derniers adopteront des contrats de co-existence, dans lesquels ils se mettront d’accord sur les conduites à prendre.

La transmission des identités familiales et communautaires dans un contexte migratoire

Dans l’immigration, les parents essayent de transmettre avec beaucoup de difficultés quelques valeurs acquises dans leur propre enfance telles que le droit d’aînesse, l’esprit communautaire, le respect des parents, la parenté élargie, l’égalité homme/femme, la place de la religion, etc… Certains transmettent la langue du pays, apprennent à manger comme dans le pays d’origine. On s’habille comme dans le pays d’origine, lors de certaines cérémonies. Les parents essayent d’organiser les mariages de leurs enfants. Ce processus se passe avec plus ou moins de bonheur, selon les familles.

Les transmissions intergénérationnelles

Yann Algan et Pierre Cahuc ont travaillé aux Etats-Unis sur le concept de transmission intergénérationnelle des attitudes sociales[5], se focalisant sur les Américains de la deuxième génération c’est-à-dire des personnes qui sont nées aux Etats-Unis mais dont les parents ont émigré du pays d’origine et en tenant compte des caractéristiques individuelles observables afin de comparer le rôle du pays d’origine sur les attitudes sociales entre des individus de même âge, de même niveau d’éducation, ayant des parents de même niveau d’éducation, des revenus identiques et qui partagent les mêmes affiliations politiques, mais qui diffèrent par le pays d’origine de leurs ancêtres.

Ils ont étudié l’influence du pays de résidence sur les réponses aux mêmes questions relatives à la confiance mutuelle et en tenant compte des mêmes caractéristiques individuelles précédentes.

Il en ressort qu’un « Américain de la deuxième génération, d’origine française, avait 8% de chance de moins de déclarer faire confiance aux autres qu’un Américain de la deuxième génération, d’origine suédoise, de même sexe, même âge, même éducation, même revenu, même affiliation politique et religieuse ».

Ils concluent à l’existence d’une corrélation systématique entre les attitudes des personnes nées aux Etats-Unis et celles des personnes vivant dans leur pays d’origine. Elle tend à démontrer qu’il existe bel et bien une transmission intergénérationnelle des attitudes sociales et que les émigrés ont transplanté aux Etats-Unis une partie des attitudes en cours dans leur pays d’origine… Le pays d’origine exerce toujours une influence significative sur la confiance envers autrui même pour les américains de la quatrième génération.

Les limites de la transmission des valeurs

Dans notre pratique quotidienne de psychologue, nous organisons des groupes de parole avec les parents migrants, il apparaît que la plupart sont résignés et vivent comme un échec la façon dont ils ont éduqué leurs enfants en France : « Les enfants qui sont nés en France ne s’occuperont pas de leurs parents… Ici les enfants sont indisciplinés et peuvent traiter leurs parents de menteurs et ça me gêne… Les enfants nés ici sont mal polis, ceux qui sont nés là-bas (en Afrique) sont bien éduqués. L’administration n’aide pas les parents, il y a un choc de cultures entre l’école et les parents. Trop de liberté tue la liberté. On donne trop de priorité aux enfants, les parents n’ont plus d’autorité » disent-ils. Il y a enfin un sentiment de dépossession de la mission éducative. Selon un parent, ses enfants « écoutent plus l’éducateur que lui ». Un autre déclare : « Je n’ai pas de difficulté avec les assistantes sociales, car c’est elles qui élèvent les enfants iciMoi, j’aurais tant de choses à dire à mon fils, tant de choses à lui apprendre, mais il ne comprend pas ma langue alors il ne peut pas me comprendre. » Le père de famille qui tenait ces propos parlait pourtant parfaitement le français.

Comment expliquer cette difficulté de transmission, qui n’est pas spécifique, disons-le, aux seuls parents migrants et comment y remédier ?

La génération Y – WHY ! (Pourquoi ?)

Nous avons à faire à la première génération mondialisée et interconnectée grâce aux réseaux sociaux. Les parents ne sont plus la seule source d’influence. A travers internet, les adolescents ont une identité mondiale, ils passent plus de temps sur leur smartphone (téléphone portable) qu’avec leurs parents. Ils sont sur Instagram, TikTok, Facebook, YouTube, etc.

Pour rester en contact avec eux, il faut répondre à leurs questions : « Pourquoi je dois faire ceci ou cela ? » D’où l‘expression « WHY ? »

Que faire ?

Les parents et les accompagnants adultes ne peuvent avoir réponse à tout. Cependant il faut faire place à l’expression du jeune, lui permettre de parler de son expérience, car c’est important pour lui, pour sa construction identitaire, car il éprouve le besoin de se sécuriser en s’identifiant à ses pairs et à sa famille. L’adoption des codes culturels attendus ne vient qu’en deuxième étape, quand il a compris pourquoi ceci ou cela et, pour cela, il n’y a pas d’âge. Plus tôt on commence, mieux c’est.

Nous conseillons souvent de travailler sur quelques thématiques :

– Peut-on tout transmettre du pays d’origine ? Ici le concept de négociation ou «d’accommodement raisonnable[6]» peut paraître intéressant.

– Quelle est la place des enfants dans la famille ? Comment est conçu son épanouissement ?

– Qu’est-ce que « réussir » dans un parcours migratoire ?

– Dans quelle démarche nous positionnons-nous ? Celle de l’assimilation aux mœurs de la société d’accueil ou alors à leur adaptation ? A titre d’exemple, dans une culture ou l’individu s’épanouit dans la densité de relations sociales qu’il établit, la demande croissante d’autonomie d’un adolescent peut paraître oppressante voire déstabilisante pour une famille.

– Quelle signification collective est donnée à un évènement traumatique ou réjouissant ?

– Quels sont les facteurs de protection de l’individu ? Ici, le rôle de la pratique religieuse peut être crucial : « La présence d’un système de croyance chez un jeune peut servir comme une source de protection et d’identification dans la construction de sa personnalité ».

Pour mieux vivre ensemble

– Insister sur les aspects positifs de la culture de l’autre ;

– Aider les jeunes à se reconnaître dans un double processus culturel ;

– Organiser des groupes de parole pour échanger les expériences ;

– Inciter les jeunes à s’engager dans des actions citoyennes.

Ferdinand Ezémbé, Directeur d’Axes pluriels

7 octobre 2022

[1] Ferdinand Ezémbé est l’auteur de deux livres chez Karthala. L’enfant africain et ses univers (2004) et Les adolescents noirs en France. Des jeunes en quête d'identité. (2013).

[2] J. Berry, « Acculturation et adaptation », in Marie Antoinette Hily et Marie Louise Lefèbvre, Identités collectives et altérité. Diversité des espaces/ spécificités des pratiques. L’Harmattan, Paris, 1999.

[3] Cité par J. Berry , op. cit.

[4] C. Camillierri, « Stratégies identitaires », in Marie Hily et Marie Louise Lefebvre, 1999, op. cit. 

[5] Yann Algan et Pierre Cahuc. La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit. Ens, 2007.

[6] Concept canadien découlant du droit à l’égalité selon lequel : “L’assouplissement des normes permet l’intégration de chacun à un milieu de vie commune. Ainsi, tous peuvent se concentrer sur les valeurs communes indépendamment des caractéristiques spécifiques à l’individu“.

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