« Tous migrants », réflexion biblique sur l’expérience de la migration
Réflexion biblique de Stéphane Beauboeuf, de l’Institut Catholique de Paris.
Pour annoncer l’Evangile, Jésus s’est fait « migrant » ; le prophète du Royaume, en son itinérance, s’est ainsi rendu dépendant de l’accueil que l’on voulait bien, ou non, lui réserver. Plutôt qu’à Nazareth où, face au rejet, il déclara qu’ « un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, dans sa parenté et dans sa maison » (Mc 6,4), Jésus préféra commencer sa mission dans une ville où il n’était pas connu : Carpharnaüm. De là, il fit plusieurs tournées missionnaires dans la région, y compris en territoire païen, jusqu’à l’ultime voyage qu’il entreprit vers Jérusalem. Pour le suivre, les disciples qu’il avait appelés durent eux aussi rompre leurs attaches familiales, professionnelles et sociales et renoncer à la sécurité d’une vie sédentaire ; eux aussi firent l’expérience de l’accueil et du rejet. Il peut sembler difficile de faire face au rejet ; dès le début de la montée à Jérusalem, les disciples sont mis en garde contre l’esprit de vengeance qui pourrait s’emparer d’eux en pareil cas et les conduire à renier le message de paix qui doit demeurer le leur (cf. Lc 9,51-56). Pourtant, être accueilli n’est pas forcément plus facile. Dans une scène qui est le pendant de celle du rejet que Jésus subit au début de la montée, Luc dépeint la manière dont il est accueilli dans la maison de Marthe et de Marie ; bien sûr, cet accueil s’exerce selon les règles fondamentales de l’hospitalité, qui concernent, entre autres, la nourriture et tout le « service » par lequel Marthe se laisse accaparer. Mais c’est finalement le comportement de Marie qui est le signe du vrai accueil, celui de la Parole, qu’elle écoute en disciple attentive (cf. Lc 10,38-42). On le voit, c’est dans le cadre de la maison que se nouent les véritables enjeux de la mission. C’est à travers ce qui s’y passe, à travers les liens peut-être inattendus qu’y tissent ses habitants et les étrangers qu’ils accueillent, dans les rapports nouveaux qui s’y font jour et les déplacements mutuels qu’ils peuvent occasionner, que se produit l’événement qu’est l’Evangile, l’événement de la rencontre. Pour le vivre, il est parfois nécessaire de dépasser des frontières dans lesquelles nos habitudes, nos coutumes, nos identités souvent nous enferment. Jésus lui-même a dû transgresser la norme de son milieu, qui voulait qu’on évite de fréquenter ceux qu’on appelait les pécheurs, qui souvent étaient simplement des marginaux et des exclus ; il était donc très mal vu de manger avec eux, et Jésus se l’est vu reprocher (cf. Lc 15 ; 19,1-10). Cette question délicate de la « communauté de table » se reflète bien dans les instructions qu’il donne à ses disciples dans le discours missionnaire de Lc 10,1-16 : « En quelque maison que vous entriez, dites d’abord : “Paix à cette maison !” Et s’il y a là un fils de paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle vous reviendra. Demeurez dans cette maison-là, mangeant et buvant ce qu’il y aura chez eux ; car l’ouvrier mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison. Et en toute ville où vous entrez et où l’on vous accueille, mangez ce qu’on vous sert ; guérissez les malades et dites aux gens : “Le Royaume de Dieu est tout proche de vous” » (Lc 10,5-9). Dans ces conseils, on peut noter l’importance du temps ; pour mûrir, la parole a besoin d’un espace que seule une relation authentique peut lui donner, et une telle relation ne peut se développer que dans le temps : « Demeurez dans cette maison-là ; […] Ne passez pas de maison en maison ». Le temps est d’autant plus nécessaire que sont plus importants les obstacles qui empêchent la relation de naître, au premier rang desquels se situent les différentes pratiques alimentaires, surtout quand elles sont des marqueurs identitaires comme c’est le cas dans le judaïsme. D’où l’insistance que l’on peut aussi noter dans le texte à ce sujet : « Demeurez dans cette maison-là, mangeant et buvant ce qu’il y aura chez eux ; […] en toute ville où vous entrez et où l’on vous accueille, mangez ce qu’on vous sert ».
Dans ces paroles se reflète une situation qui néanmoins correspond plus au temps des Apôtres qu’à celui de Jésus ; si ce dernier a pu avoir quelques contacts avec des païens, ce sont surtout les disciples qui ont été confrontés à la délicate question des rapports qu’ils devaient entretenir avec eux et de leur intégration dans la communauté. Le succès grandissant que l’Evangile rencontrait auprès d’eux rendait cette question de plus en plus brûlante. L’exemple-type du genre de situation que cette difficulté pouvait créer est la rencontre entre Pierre et le centurion Corneille, que Luc raconte au chapitre 10 des Actes. Là encore, ce qui se passe dans le cadre de la maison est déterminant ; Pierre affirme dès son arrivée : « Vous le savez, il est absolument interdit à un Juif de frayer avec un étranger ou d’entrer chez lui. Mais Dieu vient de me montrer, à moi, qu’il ne faut appeler aucun homme souillé ou impur. Aussi n’ai-je fait aucune difficulté pour me rendre à votre appel » (Ac 10,28-29). Pour ôter tout empêchement, c’est cependant le Seigneur lui-même qui a dû préparer Pierre, en lui envoyant une vision dont la triple apparition traduit le caractère insistant, une vision qui, précisément, a pour but de lui faire prendre du recul par rapport aux interdits alimentaires qui instaurent entre les hommes des séparations faisant obstacle à la Parole (cf. Ac 10,9-16) ; ainsi, ce qui est raconté par Luc, ce n’est pas seulement la conversion de Corneille et de sa maison, c’est aussi bien la conversion de Pierre, invité à franchir des limites que la puissance de l’Esprit, tombant finalement sur Corneille et les siens à l’écoute du message évangélique, fait éclater (cf. Ac 10,44-48). C’est d’ailleurs ainsi que Pierre se justifie plus tard devant les frères de Jérusalem (cf. Ac 11,15-17), qui lui demandent avec reproche : « Pourquoi es-tu entré chez des incirconcis et as-tu mangé avec eux ? » (Ac 11,3). Finalement, la communauté chrétienne primitive dans son entier sera appelée, de ce point de vue, à se convertir, pour accepter la conversion des païens en y reconnaissant l’action du Ressuscité.
Si l’on garde bien présent à l’esprit le fait que, pour que l’Evangile donne son fruit, une conversion mutuelle doit s’opérer, aussi bien du côté de celui qui accueille que de celui qui est accueilli, peu importe finalement de savoir lequel des deux est chrétien et lequel ne l’est pas. C’est dans les surprises, les découvertes, les attentions bienveillantes, dans les détails tout simples et très concrets de la rencontre que la Parole du Royaume fait son œuvre. Dans cette maison ancienne et pourtant toujours nouvelle qu’est l’Evangile, chacun est l’hôte de l’autre, selon le sens heureusement réversible de ce mot en français. En réalité, nous sommes tous migrants en ce monde puisque, comme le dit l’Epître aux Hébreux, « nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous recherchons celle de l’avenir » (Hb 13,14). C’est pourquoi, avec les ressources qui sont les nôtres, que nous recevions l’étranger ou le soyons nous-mêmes, nous avons à nous rendre « prochains », à nous « faire des amis » afin d’être accueillis « dans les tentes éternelles » (Lc 16,9), c’est-à-dire dans la maison du Père. Rien n’exprime mieux cette condition fondamentale du Chrétien que ces mots extraits de l’Epître à Diognète, un écrit anonyme du deuxième siècle : « Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les vêtements. Ils n’habitent pas de villes qui leur soient propres […]. Ils se répartissent dans les cités grecques et barbares suivant le lot échu à chacun ; ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre, tout en manifestant les lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle. Ils résident chacun dans leur propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Ils s’acquittent de tous leurs devoirs de citoyens, et supportent toutes les charges comme des étrangers. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère » (V, 1-5).