Père Mussie Zerai : « Comme la veuve qui demande justice, je continue de frapper à la porte ! »

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Né en Erythrée en 1975, réfugié en Italie où il a été ordonné prêtre catholique en 2010, Père Mussie Zerai est coordinateur des communautés catholiques érythréennes pour l’Europe. Rencontre avec l’homme dont le prénom signifie « Moïse » et dont le numéro de portable est le plus connu d’Afrique. Propos recueillis par Claire Rocher (SNPMPI).

Quel est votre programme en France ?

Je vais rendre visite aux communautés érythréennes présentes en France, notamment à Angers, où je célèbrerai la messe. Nous aurons aussi une messe à Paris. Il y a quelques mois, je me suis rendu à Calais. J’y ai rencontré les membres de ma communauté. La situation est vraiment… (Il se tait). Je ne comprends pas la violence que j’ai vue, particulièrement de la part de la police.

Comment se présente votre communauté en France ?

Aujourd’hui, nous avons trois petites communautés – à Paris, Angers et Nice – que nous commençons juste à organiser. Cette présence en France est nouvelle. Historiquement, mes compatriotes sont établis en Italie, en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas, en Suède… La majorité des Erythréens chrétiens est orthodoxe. Les catholiques représentent seulement 5% de la population. Même la diaspora est plutôt orthodoxe. Peu sont installés en France depuis longtemps : six ou sept ans pour les plus anciens. La majorité est jeune. Ce sont de jeunes familles, de jeunes hommes. La réunification familiale a commencé, ce qui fait petit à petit grossir la communauté.

Quels sont vos projets ?

Pendant le Jubilé à Rome, en 2000, nous avons organisé le premier rassemblement des jeunes d’Europe. Nous avons fait un pèlerinage dans Rome, avec les aumôniers et même l’archevêque d’Asmara [capitale de l’Érythrée, ndlr]. A cette occasion, nous avons été à la basilique Saint-Pierre pour célébrer la messe. En avril dernier, nous avons réuni tous les aumôniers d’Europe à Francfort (Allemagne). Les jeunes nous ont demandé d’organiser un événement tous les trois ans, comme un pèlerinage à Lourdes, à Fatima, à Compostelle… Le Saint-Siège a commencé à structurer notre Eglise de rite oriental, avec des visiteurs apostoliques, dans l’optique de créer des diocèses. En tant que coordinateur, je rassemble les informations : le nombre de personnes en Europe, le type de service pastoral qui existe aujourd’hui et pour l’avenir, quelles structures ecclésiales mettre en place pour notre communauté.

Vous êtes arrivé en Italie comme mineur non-accompagné (MNA), comme de nombreux jeunes aujourd’hui ?

Cela n’a pas été facile. Mais au moins, à l’époque, ce n’était pas aussi difficile qu’aujourd’hui, avec cette foule de demandeurs d’asile et de migrants. Ce phénomène était nouveau pour l’Italie. Très peu d’associations étaient mobilisées pour aider les réfugiés – seulement la Caritas, le JRS et une de plus peut-être. J’ai reçu beaucoup de soutien de la part de l’Eglise catholique.

Pour quelles raisons avez-vous gagné l’Europe ?

L’Erythrée était sous occupation éthiopienne. J’ai été poussé à partir pour vivre libre, sans crainte de la guerre, des bombardements ni du climat de suspicion généralisé. Vous ne saviez jamais qui était vraiment votre voisin. Le régime contrôlait tout le monde. Je me sentais comme un animal en captivité. J’avais besoin de voir ce qui existait ailleurs. Voilà pourquoi j’ai fui.

Cette expérience a-t-elle influencé votre vocation ?

Ma vocation est bien antérieure. Elle remonte à l’âge de 14 ans. Je voulais entrer au séminaire pour commencer des études de prêtrise mais mon père n’était pas d’accord. Il pensait que j’étais trop jeune pour prendre ce genre de décision. Il m’a demandé d’attendre mes 18 ans.

Quelle est la situation politique aujourd’hui ?

Nous sommes toujours en dictature. Cela signifie : ni droits, ni libertés, notamment pour la presse. Même la liberté religieuse n’est pas garantie à 100%. Par exemple, nous avons la liberté de célébrer nos rites mais l’Eglise n’a pas l’autorisation de s’impliquer dans le social. Le gouvernement a récemment fermé certaines de nos écoles, de nos dispensaires. Le régime suit une ligne de pensée communiste, type maoïste. Il considère que ces services relèvent de sa responsabilité, pas de celle de l’Eglise. L’Eglise doit rester dans un périmètre liturgique et ne pas se mêler des affaires publiques.

Quel est votre conseil à celles et ceux qui se mobilisent en faveur des Erythréens ?

Il est bon que l’Eglise soit du côté des sans-voix, des plus vulnérables, des réfugiés en quête de protection, qu’elle les accompagne dans la construction d’une vie nouvelle ici. Il est important pour eux de trouver des lieux sûrs, d’être accueillis et soutenus dans le processus d’intégration. Cela passe par l’apprentissage de la langue et par la formation professionnelle, pour trouver du travail. Pour ceux qui veulent se rendre à Calais, la France n’est qu’un pays de transit. Mais les demandeurs d’asile souhaitent s’établir ici.

Votre numéro de portable est le plus connu d’Afrique…

Je reçois des appels de détresse de migrants qui font la traversée par bateau. Mais aussi de personnes en centre de rétention. Hier, j’ai reçu un appel d’Indonésie. Des Erythréens ont essayé de rejoindre l’Australie par la mer mais les autorités les ont renvoyés vers les îles indonésiennes. Tout a commencé en 2003, quand un journaliste en reportage dans un centre de rétention a obtenu mon numéro. Il voulait échanger avec des personnes dont il ne parlait pas la langue. Il m’a appelé pour que je traduise. Quand j’ai entendu les récits de violence et de torture de ces gens en Libye, dans un centre financé par l’Europe, j’ai décidé de dénoncer publiquement les exactions.

La vidéo de CNN montrant un marché aux esclaves en Libye a ému le grand public…

Pour moi ce n’est pas nouveau ! J’ai régulièrement dénoncé la traite et le trafic d’organes en cours dans le désert du Sinaï, entre 2009 et 2012. Aujourd’hui ce trafic a lieu aux frontières de la Libye, du Soudan, du Niger et du Tchad. L’UE – notamment la Commission européenne- est bien au courant car elle détient beaucoup de dossiers sur ces questions. Il existe une forme d’hypocrisie. En décidant de fermer ses portes, l’Europe dit aux Africains : « Restez chez vous. Vous pouvez souffrir et mourir mais loin de nos yeux et de l’opinion publique ». Voilà pourquoi les frontières de l’Europe ont été externalisées jusqu’en Afrique sub-saharienne. C’est ce qu’on appelle le « Kartoum Process » : un accord entre l’UE et 28 pays d’Afrique. Par exemple, en février 2018, l’UE a versé 200 millions au Soudan – pays dont le Président de la République, Omar el-Béchir, est poursuivi par la Cour Pénale Internationale ! Le dictateur est responsable de la mort de centaines de milliers de personnes au Darfour. Cet argent a servi à financer un groupuscule violent qui a détruit des villages au Darfour… Il a commis des crimes contre l’humanité et pourtant, l’UE le paie pour empêcher l’immigration vers l’Europe.

Y-a-t-il néanmoins des bonnes nouvelles ?

La bonne nouvelle est l’ouverture des Couloirs humanitaires entre l’Italie et la Corne de l’Afrique. Nous demandons à l’UE d’ouvrir des voies d’accès légales et sûres, de mettre en place les programmes de réinstallation pour ceux qui ont besoin d’une protection. L’UNHCR ne peut pas tout faire. De nombreux réfugiés sont totalement abandonnés, comme dans le nord de l’Ethiopie, par exemple, où les camps sont installés loin des villes. Certains sont devenus des bidonvilles. Ce n’est pas la bonne façon de protéger les gens. La majorité des réfugiés a 15 ans. Quel est leur avenir sans accès à l’éducation ni aux soins ?

Quel est votre appel aux chrétiens ?

Tout ce qui est légal ou permis n’est pas juste. Le chrétien doit questionner la loi pour qu’elle soit juste. Mon principe de justice est : « Aime ton frère et ta sœur comme toi-même ». J’ai beaucoup d’ennemis, c’est vrai ! Ca ne me pose pas de problème.

La petite phrase qui l’accompagne

« Parce que cette veuve m’importune, je lui ferai justice, afin qu’elle ne vienne pas sans cesse me rompre la tête. » (Luc 18, 5) Comme la veuve qui demande justice, je continue de frapper à la porte !

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