Avec JRS, l’hospitalité est possible, raisonnable et joyeuse
Enseignante à Sciences Po et à la Faculté de philosophie du Centre Sèvres, Véronique Albanel est présidente de JRS France (Service Jésuite des Réfugiés). Rencontre à l’occasion de la publication de « La fraternité bafouée. Sortir de la peur du « grand remplacement » (Editions de l’Atelier, 2018).
A quoi fait référence le « grand remplacement » ?
On doit cette expression à Renaud Camus, écrivain d’extrême droite, auteur du livre Le Grand Remplacement (2011). Selon lui, il ne s’agit ni d’un concept ni même d’une théorie, mais d’un « phénomène historique », « dramatique », conduisant à un « changement de peuple » et, à terme, de civilisation. En clair, l’auteur dénonce le remplacement des Français et des Européens dits « de souche », chrétiens et Blancs, par des populations maghrébines ou sub-sahariennes, de religion musulmane. Il ajoute que ce remplacement est orchestré « activement ou passivement par les « remplacistes ». Cette vision complotiste est donc à la fois raciale, démographique, culturelle et civilisationnelle.
Cette grande peur se propage actuellement en Europe. Ainsi, en Hongrie, le Premier ministre, Victor Orbán, s’en est emparé et la réactive, avec succès, à chaque élection. La peur migratoire s’est également exportée Outre-Atlantique : l’ancien conseiller de Donald Trump, Steve Bannon – grand lecteur du Camp des saints de Jean Raspail – s’y réfère souvent et tente désormais de rassembler les mouvements européens d’extrême droite, en vue des élections européennes de 2019.
Le point de départ de cette obsession identitaire est un rapport, publié en l’an 2000, par la division de la Population des Nations Unies. Il s’agissait, en fait, d’un pur exercice de démographie-fiction, comme le montre son titre en forme de question : « La migration de remplacement : une solution contre la baisse et le vieillissement des populations ? » Ce rapport, qui concluait en réalité à l’impossibilité de remédier au vieillissement démographique de la population européenne par la seule immigration, a été présenté de manière caricaturale par les médias, alimentant par la suite des accusations vives contre l’ONU puis contre l’Union européenne.
Désormais, un large discrédit pèse sur les institutions, et les élites font l’objet de critiques virulentes. Le fossé qui s’est installé entre les plus riches et les classes moyennes, menacées de déclassement social, ne cesse de s’accroître. Et il est vrai que les élites ne sont pas toujours au rendez-vous. Je pense que chacun d’entre nous a une part de responsabilité dans la prise en charge de la colère, des peurs, des humiliations – en particulier les mieux lotis.
Dans un contexte de grands bouleversements, les peurs et les théories du complot ont toutes les raisons de prospérer. Or, la peur rend malheureux. Comme nous le rappelle le philosophe Spinoza, c’est une « passion triste » qui diminue notre puissance d’agir. La peur instille le soupçon, nourrit la défiance et la désespérance ; elle nous fait perdre le goût d’entreprendre et de commencer du neuf. La peur du « grand remplacement » ne doit pas être prise à la légère. Pour la déconstruire, je n’ai qu’une solution à proposer, modeste mais incroyablement efficace : la culture de la rencontre.
La fraternité est une valeur chrétienne et républicaine. Que risque notre société à ne pas accueillir ?
Il importe de méditer les leçons de l’histoire. Nous ne pouvons ignorer où conduisent les peurs, le repli sur soi et la défiance à l’égard de celui qui n’a ni notre apparence, ni notre culture, ni notre religion ; en un mot, celui qui est différent de nous. Les risques à court terme sont innombrables. Le risque d’effondrement moral est déjà là. Refuser le droit d’exister au migrant – qui meurt en Méditerranée, dans l’indifférence généralisée – n’est pas sans conséquences. Les Français issus de l’immigration seront et sont déjà victimes d’amalgames, tout comme les Français d’Outre-Mer. Leur appartenance à la citoyenneté peut être remise en question. Puis, de proche en proche, tous les rapports humains peuvent être contaminés, y compris dans nos familles. L’histoire nous l’enseigne : la défiance généralisée mène à la guerre, et à la guerre civile pour commencer.
L’effondrement de l’État de droit est aussi une menace bien réelle. J’ai été juge administratif et je suis très attachée à l’État de droit. Or, je vois à quel point s’opère là encore un ébranlement. Comme si les institutions, les protections juridiques, l’équilibre des pouvoirs, la justice indépendante ne comptaient pas. Comme si les droits de l’homme avaient fait leur temps. Nous avons des exemples de pays où l’État de droit a disparu. Sommes-nous prêts à le défendre ?
Le troisième risque est notre rapport à la vérité. Distinguer le vrai du faux est aujourd’hui un combat redoutable. La crédulité, les fake news, les conspirations en tout genre semblent tout emporter sur leur passage. On ne prend plus la peine de rechercher la vérité parce qu’on n’y croit plus. On ne la défend plus.
En définitive, la présence des migrants et des réfugiés est peut-être une opportunité pour réconcilier deux fraternités qui se sont fait la guerre. La fraternité chrétienne a été longtemps suspectée. Quant à la fraternité républicaine, l’Église a mis du temps à y consentir. Aujourd’hui, on le voit sur le terrain : il n’y a plus cette stigmatisation du chrétien. Il existe une vraie possibilité de confiance qui se découvre dans l’action commune. On peut bâtir sur le terrain de la fraternité quelle que soit son inspiration, sa source. Ces fraternités peuvent désormais se réconcilier et œuvrer ensemble, dans un respect mutuel.
Comment JRS propose-t-il la culture de la rencontre ?
Trop souvent, on aimerait être capable d’hospitalité inconditionnelle. Je crois que c’est un véritable obstacle. On rêve d’être tout-puissant, d’accueillir, y compris en donnant tout. Je pense que ce n’est non seulement pas raisonnable mais dangereux, pour soi et pour les autres. Personne n’attend de nous qu’on se sacrifie, qu’on aille jusqu’au burn out. Là aussi, il y a perte de repères. Bien sûr, nous sommes appelés à dépasser nos étroitesses, mais aussi à consentir aux limites de notre condition humaine.
L’hospitalité peut être raisonnable, réfléchie ; elle peut s’inscrire dans un temps court, à travers un engagement provisoire. En recueillant les fruits d’expériences d’hospitalité, nous avons estimé qu’un cadre était possible et même souhaitable. Le programme « JRS Welcome » a ainsi arrêté une « Charte des bonnes pratiques », commune à tout notre réseau. De manière pragmatique, cette charte encourage ce qui est possible, dans une famille ou chez des particuliers, ce qui est à taille humaine, acceptable et heureux. Nous ne choisissons pas d’accueillir pour nous donner bonne conscience ou nous faire plaisir. Nous accueillons en vue d’intégrer ; il faut donc vouloir que ça marche. Le but est que ce soit fraternels et heureux. Si c’est lourd, les personnes de bonne volonté se découragent et n’ont plus envie de persévérer. Nous parions sur la réussite de la rencontre en proposant aux familles d’accueillir pendant 4 à 6 semaines. À l’issue, une autre famille prend le relais. Cela suppose donc un réseau de familles. J’en profite pour dire que nous avons besoin de familles d’accueil ou de communautés religieuses sur toute la France ! C’est une démarche pragmatique, à échelle humaine. À JRS, on échange, on tire les leçons de nos réussites comme de nos échecs, à partir de relectures d’expériences. Les familles sont accompagnées tout au long ; des tuteurs prennent leur part ; des cours de français sont proposés. Restent deux moments plus éprouvants : lors d’un premier accueil, la famille a parfois de l’appréhension – et c’est normal ; mais il est lui facile d’imaginer combien l’accueilli lui aussi a peur ! Le deuxième temps difficile pour les bénévoles, c’est la sortie du réseau, au bout de 9 mois environ. Ce sont ces situations que nous nous efforçons d’accompagner.
Mais le plus souvent, l’accueil est réjouissant ! On parle de poids, de fardeau, d’invasion, mais on ne dit pas assez les richesses partagées, la joie de l’accueil réciproque. Comment ne pas reconnaître la force de vie stupéfiante des exilés ? Chez nous, elle est déclinante. Pas seulement parce que nous vieillissons mais parce qu’il y a une perte évidente de sens : on ne sait plus pourquoi il faut se lever le matin. Nos adolescents partent dans des dérives dangereuses d’addiction, de comportements à risques. Au fond, ce qui est impressionnant chez ces personnes qui ont traversé des épreuves sans nom, c’est leur force de résilience et de vie. Et ce désir de vivre est contagieux ! Bien sûr, ce ne sont pas des anges. Comme nous, ils ont leurs limites et leurs fragilités. Mais que de talents ! On le voit avec « JRS Jeunes », un autre programme de JRS, dans lequel étudiants ou jeunes professionnels partagent des activités avec les réfugiés. Nous recevons beaucoup, en termes de fraternité belle et simple. Découvrir qu’un Afghan peut fraterniser avec un Africain, ou que deux Africains d’ethnies ou de pays différents peuvent devenir amis, nous invite à dépasser nos propres horizons. Certains musulmans sont dans la gratitude car ils disent que Dieu était présent pendant leur parcours migratoire, même si parfois ils ont perdu des proches, subi la persécution d’un islam radical. Leur foi peut réveiller la nôtre. Ils peuvent non seulement nous réconcilier avec un islam modéré mais aussi nous aider à lutter contre le terrorisme. Ils ne l’ont pas fui là-bas pour consentir à en être à nouveau victimes. Ici nous sommes parfois dans l’impasse, ils peuvent nous aider à nous en sortir, de manière plus résolue.
A l’approche des élections de mai 2019, quel regard portez-vous sur l’Union Européenne ?
L’UE est confrontée à une forme dangereuse d’impuissance, qui ne peut que nourrir les populismes. Les États membres ne parviennent pas à se mettre d’accord. Les tentatives de « relocalisation » des réfugiés en Europe ont échoué. Le règlement Dublin est scandaleux parce qu’il est totalement injuste et absurde. Et surtout, les pays européens font toujours plus le choix de l’externalisation et de « l’invisibilisation ». On ferme les yeux sur ce qui se passe, y compris sur l’île de Lesbos, en Grèce, à notre porte. On préfère que les migrants ne traversent plus la Méditerranée – comme le montrent les déboires de l’Aquarius [le bateau de l’ONG SOS Méditerranée, ndlr] – et qu’ils retournent en Libye. Nous avons basculé dans l’indifférence dénoncée par le Pape. L’opinion publique ne voit pas, ne veut pas savoir et ne s’en porte pas plus mal ! Nous sommes soulagés de pouvoir sous-traiter, délocaliser, confier à d’autres pays le soin de trier, d’enfermer, en vertu d’accords sordides et financièrement coûteux. Le prix à payer est colossal !
Je ne veux pas incriminer l’Europe. D’abord, parce que l’Europe reste notre seul horizon, notre espérance commune. Et ensuite, parce qu’il n’y a pas de solutions simples ; je ne crois pas au coup de baguette magique ! Ouvrir les frontières dans la situation actuelle ne serait pas un bon signal. De même, je crois qu’il serait dangereux de supprimer le droit d’asile, même s’il est imparfait. Certes, distinguer un demandeur d’asile d’un migrant économique s’avère de plus en plus difficile ; et cela stigmatise de manière injuste les migrants économiques. Mais ne prenons pas le risque de sacrifier ce qui existe, c’est-à-dire notre État de droit avec un système d’asile protecteur.
Pour moi, l’essentiel est de sortir du tout ou rien, d’arrêter de rêver d’un idéal. Il faut partir de ce qui existe, c’est-à-dire de l’énorme difficulté à se mettre d’accord. La Hongrie est dans une posture de fermeture. Or, plutôt que de lui jeter l’anathème, essayons de comprendre pourquoi elle en est arrivée là. Être occupée pendant un siècle et demi par les Ottomans laisse bien évidemment des traces. Puis ce fut le communisme… De même, arrêtons de crier au scandale parce que l’Italie devient populiste. On peut aussi comprendre qu’il y ait des limites à l’accueil, et ce d’autant qu’on a laissé l’Italie portait indûment une part trop lourde.
Nous pouvons encore créer des ponts et refuser de diaboliser l’autre en cédant à une logique binaire. J’avoue être parfois inquiète de voir le camp des « purs » qui accueillent en disant qu’on peut faire beaucoup plus – et je rends malgré tout hommage à leur courage – juger et condamner le camp de ceux qui ferment leur porte. Dialoguons ! Entre les deux, de nombreuses personnes hésitent et sont prêtes à rejoindre l’un ou l’autre camp. Il dépend de ceux qui accueillent de montrer que nous ne sommes pas forcément des radicaux, des irréalistes, des irresponsables. Tendons des perches.
Les élections sont un enjeu pour les chrétiens et, plus largement, pour les citoyens européens qui cherchent à résister à des tentations populistes très fortes – radicalisation, chaos et emballement. Je suis sidérée de voir à quel point des positions populistes gagnent progressivement toute l’Europe, probablement orchestrées par des personnes qui y trouvent leur intérêt. On sait que Steve Bannon et son Mouvement (en anglais, The Movement) proposent de l’argent… Certains partis ont peut-être quelque chose à gagner dans le fait que l’Europe ne se construise pas. Pour ma part, je reste farouchement engagée dans la construction d’une Europe qui ne soit pas un rêve. Aujourd’hui nous sommes complètement dans le repli, dans la défense d’intérêts particuliers. Je redoute cette échéance électorale. Je crois que se conjuguent aujourd’hui la peur du grand remplacement, la peur écologique, la peur du déclin, du multiculturalisme et de l’islam. Une peur tous azimuts peut préparer une descente aux enfers de l’Europe. Or il est difficile d’en mesurer les conséquences. Quand on voit ce qui se passe avec le Brexit, comment peut-on rêver de quelque chose de similaire ? Accrochons-nous ! Nous avons tout à perdre à ne pas construire l’Europe. J’espère que des listes citoyennes responsables, largement ouvertes, pourront conjuguer à la fois la question climatique et écologique, celle du non-repli et la défense de l’Europe au nom de nos valeurs. Le 10 décembre 2018 marquait le 70ème anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme. Or nous sommes en train de saper tous nos fondamentaux. Si je devais situer une peur bien réelle, ce serait la peur d’un chaos en Europe. On sait où cela peut nous mener.
Que faire très concrètement ?
Contre la désespérance, je ne vois que l’action. Elle a le mérite, par des gestes simples et concrets, de pacifier et d’unifier. On s’interroge : « Pourquoi en accueillir un ? Il y en a encore tant d’autres. A quoi bon ? » Le temps de l’indignation hier était nécessaire. Aujourd’hui est venu celui de l’action citoyenne responsable, ni militante ni idéologique. Arrêtons d’attendre de la France ou de l’Europe de résoudre tous nos problèmes. Nous sommes tous complices et responsables de cette situation. Si chacun de nous fait sa part, je n’ai aucun doute qu’on y arrivera. Mais encore une fois, modestement, sans donner de leçons et surtout pas d’action isolée ; l’action aujourd’hui est si complexe qu’elle ne peut-être qu’associative et citoyenne.
Faisons confiance à l’intelligence collective car dès que l’on accepte le débat, on quitte tout ce qui exaspère intérieurement. Je comprends ceux qui pensent que 4 à 6 semaines est trop peu pour le demandeur d’asile. Je suis tout à fait d’accord pour protéger les plus vulnérables mais on ne peut pas le faire sans les familles. Donc il faut aussi prendre soin d’elles. Pour une famille, cette durée est déjà longue. Accueillir n’est pas simple. Tout le monde n’a pas la possibilité de le faire. Au fond, je rêverais d’un accompagnement de proximité non culpabilisant, non dramatisant. Le moteur de l’action, c’est la joie ! A plusieurs, ce qui paraissait impossible hier trouvera une solution demain. Nous sommes tous des colibris.
Quel message souhaitez-vous transmettre aux chrétiens ?
J’en appelle au « cœur intelligent », dont la source biblique est le roi Salomon (1 Rois 3, 9-12). Le Pape a rappelé la prudence. À un moment donné, on avait l’impression que le chrétien devait choisir entre la bioéthique et les migrants. Je suis pour le droit à la vie tout court ! J’aimerais qu’il y ait davantage de débat et qu’on sorte des positions de principes. La philosophe Monique Castillo parle de la laïcité comme du « courage de l’incertitude ». On peut vivre paisiblement dans une forme d’incertitude. Ces sujets nous invitent à être humbles. La théologienne protestante Marion Muller-Colard utilise une expression voisine : « l’intranquillité ». Nous ne sommes pas obligés d’avancer bardés de certitudes ni d’enfermer le vis-à-vis, chrétien ou non, dans une position diabolisée. Il n’y a pas d’évidence sur ces sujets.
Propos recueillis par Claire Rocher (SNPMPI)
« Rentrez chez vous » de Bigflo & Oli « Dans ce morceau de rap, nous, Français, sommes obligés de quitter l’Hexagone, de franchir la Méditerranée vers les pays arabes et voici comment nous serons accueillis. Nos enfants connaîtront peut-être la situation des migrants aujourd’hui. Pourquoi imaginer que nous vivrons toujours sur notre sol ? Comment prétendre être accueillis si nous ne savons pas accueillir ? »