Philippe Barras explique l’inculturation dans la liturgie

Philippe Barras, Directeur de la revue "La Maison-Dieu".

Philippe Barras, Directeur de la revue « La Maison-Dieu ».

Enseignant au Theologicum de l’Institut catholique de Paris, chargé de formation en pastorale liturgique et sacramentelle dans son diocèse d’Arras, il dirige la rédaction de La Maison-Dieu dont les numéros 295 et 296 abordent les questions d’inculturation dans la liturgie.

Inculturation, enculturation, acculturation… de quoi parle-t-on ?

Comment la Bonne Nouvelle peut-elle rejoindre des personnes qui ne sont pas de la culture du Bassin méditerranéen ? Cette question s’est posée très tôt dans l’histoire de l’Eglise puisque née au Moyen-Orient, elle a progressivement gagné les pays du Nord. Il a donc fallu à chaque fois faire un effort pour annoncer l’Evangile de façon audible et crédible. Elle s’est posée de la même manière pour tous les pays lointains. Au temps des grandes explorations, l’Eglise a cherché à inculquer la foi de l’Eglise romaine. Elle était dans la même dynamique que les colons qui voulaient imposer leur modèle. Le Concile Vatican II ouvre à la compréhension du fait que le Dieu de Jésus-Christ s’incarne dans des réalités que nous ne maîtrisons pas forcément. On a ainsi davantage reconnu qu’il existait des germes d’Evangile dans les cultures [1], y compris chez celles qui n’avaient jamais été touchées par la Parole de Dieu, car l’Esprit Saint est à l’œuvre. La dynamique d’évangélisation est alors envisagée différemment. C’est ainsi qu’est né, au milieu du XXème siècle, le concept théologique d’inculturation, alors qu’on réfléchissait aux missions et qu’on cherchait à quitter le modèle colonial. Il a été ensuite popularisé dans les années 70 par le Père Pedro Arrupe, SJ, Supérieur général de la Compagnie de Jésus entre 1965 et 1981, et repris à son compte par le pape Jean-Paul II, dans plusieurs textes majeurs de son pontificat.

On s’interrogeait depuis longtemps, dans les sciences humaines en particulier, sur la manière de rejoindre une culture qui n’est pas la nôtre. Du point de vue anthropologique, deux concepts ont été développés. L’enculturation signifie que dans toute société humaine, chacun doit faire un effort pour adopter la culture dans laquelle il se trouve. Quelles que soient ses origines, celui qui naît en France devra apprivoiser la culture française. L’Afghan qui s’installe en France va devoir apprendre le français. Pour les anthropologues, l’enculturation concerne l’éducation des enfants. Les parents et l’école les éduquent pour qu’ils entrent dans la culture, qu’ils n’y soient pas étrangers.

L’acculturation questionne la rencontre de deux cultures. L’Afghan qui vient en France va s’enculturer. Mais il existe un rapport entre la culture qui est la sienne, qui vient de ses origines et de son éducation, et la culture qu’il rencontre ici. L’idée est que chacun fasse un pas vers l’autre. Dans l’acculturation existe une dimension réciproque. Naît alors quelque chose à cheval entre les deux cultures.

Le mot inculturation a été forgé en associant les termes acculturation et enculturation avec un autre terme théologique, l’Incarnation de Jésus-Christ. Puisque nous croyons en un Dieu qui s’est incarné, qui a pris chair dans notre humanité, alors forcément, la Révélation de Dieu a besoin de se faire dans différentes cultures. Comme Jésus a rejoint la culture juive de son temps.

Pour Jean-Paul II, l’inculturation, c’est l’annonce de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ au sein d’une culture donnée, en tenant compte de cette culture, et de telle manière que cette culture puisse elle-même enrichir la vie de l’Eglise dans sa compréhension de la Révélation, dans une dimension réciproque. Le fait que l’Evangile s’incarne dans d’autres cultures enrichit la Révélation.

Comment mettre en œuvre l’inculturation dans la liturgie ?

La question posée alors est celle de notre compréhension de la liturgie. Le Concile Vatican II nous aide à comprendre que la liturgie est à la fois humaine et divine. Humaine, parce que nous chantons, nous traçons le signe de Croix, etc. Et en même temps, la Tradition nous dit que la liturgie est l’œuvre de Dieu. Le Concile dira que tout ce qui est humain est soumis à ce qui est divin – autrement dit, tout ce que nous faisons l’est en référence à Dieu (Sacrosanctum Concilium). Nous recevons donc la liturgie de l’Eglise. Nous ne l’inventons pas. Elle nous transmet la Parole de Dieu, ce que Jésus lui-même a institué. Il a pris du pain avec ses disciples, l’a rompu et a rendu grâce : « Faites cela en mémoire de moi » (Luc 22,19). Nous faisons ce qu’il nous a demandé d’accomplir. C’est divin, dans le sens où cela a été institué par notre Seigneur Jésus-Christ. Puisque la liturgie est aussi humaine, elle passe par des gestes d’hommes et de femmes. Elle ne se déroule pas tout à fait pareil d’une culture à l’autre. C’est là qu’intervient l’inculturation de la liturgie.

Comment la liturgie s’adapte-t-elle concrètement aux cultures et selon quels critères ?

Le Concile dit qu’il existe des choses bonnes dans toutes les cultures. Jean-Paul II ajoute que la Bonne Nouvelle s’inculture aussi dans la liturgie. Comment, dans chaque culture, à travers le geste de l’eucharistie, va-t-on prendre la mesure que le Dieu en qui nous croyons a donné sa vie pour l’humanité, son corps et son sang, pour que les hommes aient la vie en abondance (Jean 10, 10) ? Et que cela nous invite, nous qui voulons être ses disciples, à donner notre vie pour nos frères et pour Dieu ? Cela demande sans doute des adaptations locales, notamment dans la prière eucharistique. Toute traduction est inculturation, puisqu’on veut transmettre l’idée sous-jacente plus que le mot exact. De fait, la liturgie a besoin d’être signifiante dans les cultures. L’inculturation va permettre de rendre audible la Révélation. Notre propre compréhension de Dieu en est enrichie. Beaucoup de missionnaires, dans une optique de Nouvelle Evangélisation, ont pu l’écrire. Avec cette dimension « d’aller-retour », la notion d’inculturation participe à la nouvelle compréhension de ce qu’est la mission depuis Vatican II. Il ne s’agit plus d’aller convertir les indigènes pour en faire de bons chrétiens mais de les rencontrer, leur annoncer Jésus Christ, les aider à se convertir et nous convertir, nous aussi, à leur contact.

Nous recevons la liturgie de la Tradition. Et en même temps, la liturgie cherche à être universelle, parce qu’elle est aussi à la fois l’annonce et la préfiguration de la réunion de toute l’humanité. Quand je célèbre la liturgie, même si je suis seul, la prière que je prononce est celle de toute l’Eglise. L’Eglise englobe aujourd’hui les chrétiens dans le monde mais à terme, elle réunit l’ensemble de l’humanité. Je ne vais pas chercher l’originalité et faire différemment des autres, mais au contraire tendre à me rapprocher d’eux, pour être en communion avec eux. Et troisième élément, la liturgie est faite pour le peuple, avec le peuple, puisqu’elle est humaine. Il s’agit de rejoindre chacun dans ce qu’il est. Tenir les trois est très compliqué !

A travers Les variations légitimes de la liturgie (Varietates legitimae), le Magistère a donné des normes. Un point majeur est que chaque adaptation est le fruit d’un processus ecclésial. Dans les Eglises locales, l’évêque est le garant de la liturgie. Le texte romain rappelle aussi les fondamentaux : la liturgie et les fêtes nous conduisent au mystère pascal ; la liturgie est faite pour que l’Eglise et ses membres puissent recevoir le don de l’Esprit ; elle est trinitaire. Si elle ne l’était pas, nous ne serions plus dans la liturgie de l’Eglise. Ce sont des garde-fous théologiques, d’autres sont formels. Dans la liturgie, le chant permet de laisser de la place aux différentes cultures. En Inde, on s’assoit en tailleur et on se déchausse. Autre exemple de posture : en France, nous ne levons pour la proclamation de l’Evangile. Or dans la plupart des pays d’Afrique, si quelqu’un d’important parle, on s’assoit. Puisqu’il a autorité, il parle debout. Du coup, les fidèles africains sont assis pendant la proclamation de l’Evangile. Les objets, comme les calices, font partie des adaptations possibles. Au lendemain du Concile, plusieurs essais ont été faits pour choisir des objets qui disent davantage la culture locale, qui soient parlants pour les fidèles. L’Eglise ne cherche pas à faire de l’inculturation. Au bout d’un certain temps, avec l’expérience, on se rend compte de ce qui fonctionne.

Messe des peuples, messe des nations… Qu’en pensez-vous ?

Dans notre monde multiculturel, notamment dans les villes, je peux comprendre que certaines communautés se retrouvent dans une identité culturelle particulière, et que certaines nationalités, très représentées sur une paroisse, puissent célébrer une messe dans leur langue maternelle. En même temps, en tant que disciples du Christ, nous ne sommes pas chacun dans une chapelle différente de celle des autres : nous faisons Eglise ensemble. Les messes des peuples montrent qu’avec nos différences, nous sommes capables de célébrer le Dieu de Jésus Christ ensemble. C’est un témoignage pour le monde et pour nous-mêmes que nous pouvons vivre cela dans une société où les antagonismes et les différences sont parfois exacerbés. Mais cela reste difficile. Va-t-on juxtaposer une prière dans une langue, un chant dans une autre et la procession des offrandes comme on le fait dans les Eglise d’Afrique, etc ? Il y a des limites : on ne peut pas faire de la place à tous. A Lourdes, par exemple, la prière eucharistique de la messe internationale est dite en latin – une langue censée rejoindre tout le monde, là où il est. Mais Lourdes est un sanctuaire et un lieu de pèlerinage : on y est tous étrangers. Pour nous qui étudions la liturgie, la question demeure : comment des paroissiens venus d’ailleurs peuvent-ils célébrer ensemble la même liturgie ?

Propos recueillis par Claire Rocher (SNPMPI)

keur_moussaDu chant grégorien à Keur Moussa

Au Sénégal, les moines de Solesmes ont fondé une communauté bénédictine. Or il se trouve que les griots, qui content en chantant, le font le plus souvent en « musique modale », qui rappelle le chant grégorien. Les frères ont donc composé des mises en musique des psaumes et des hymnes, en s’inspirant du grégorien et de la culture locale. Cette liturgie originale a d’ailleurs fait florès un peu partout : « Un bel exemple d’inculturation » pour Philippe Barras.

[1] « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes » Nostra Aetate

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