Matthieu Tardis : Le rural est « une chance et une opportunité »

Matthieu Tardis est chercheur au Centre migrations et citoyennetés de l'Institut français des relations internationales (Ifri).

Matthieu Tardis est chercheur au Centre migrations et citoyennetés de l’Institut français des relations internationales (Ifri).

Chercheur au Centre migrations et citoyennetés de l’Institut français des relations internationales (Ifri), il a notamment publié « Une autre histoire de la « crise des réfugiés ». La réinstallation dans les petites villes et les zones rurales en France » (Juillet 2019).

Avant d’être chercheur à l’Ifri, vous avez acquis une expérience de terrain. Laquelle ?

J’ai travaillé pour l’opérateur associatif France Terre d’Asile. Cette expérience m’a permis de connaître l’impact des politiques publiques sur les opérateurs mais aussi sur les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés. Donc de pouvoir mesurer « la chaîne de commandement » et ce qui se passe sur le terrain.

Les études permettent de faire des recommandations. Qui vous consulte ?

Le Centre migrations et citoyennetés de l’Ifri a été créé en 2011 par Christophe Bertossi, son directeur, qui a développé l’agenda de recherche sur ces questions depuis 2004. Nous avons toujours travaillé avec les différents acteurs concernés. Nous ne les voyons pas uniquement comme des sujets de recherche mais comme des contributeurs qui peuvent participer à notre réflexion. Qu’il s’agisse d’associations, d’institutions, d’autorités locales (dont le rôle est de plus en plus important), du secteur privé ou des citoyens. Nous essayons aussi d’associer davantage les réfugiés et les migrants. Cette méthodologie a été formalisée au sein de l’Observatoire de l’immigration et de l’asile avec l’objectif de proposer un forum d’échanges à l’ensemble de ces acteurs. En tant qu’un institut de recherche privé, le statut de l’Ifri lui permet de dialoguer avec les associations d’aide aux migrants. Etre proche des institutions lui donne accès aux décideurs politiques et aux fonctionnaires. L’Ifri est aussi en lien avec le secteur économique. Grâce à notre position de neutralité, d’outsider d’une certaine manière, nous arrivons à réunir l’ensemble de ces acteurs, y compris la diversité des associations – ce qui n’est pas toujours évident. Nous parlons à tout le monde et petit à petit, tout le monde vient nous parler aussi ! Aujourd’hui nous sommes beaucoup à l’écoute des sujets sur lesquels les organisations ont besoin de recul et d’expertise. La recherche sur la question de l’accueil des réfugiés dans les petites villes et les zones rurales s’est inscrite dans le cadre d’un projet européen. Nous travaillons en partenariat avec ICMC (International Catholic Migration Commission). A titre personnel, je collabore avec cette structure depuis 2012, au sein du réseau SHARE. Il vise à appuyer les acteurs locaux (associations, municipalités), qui accompagnent les réfugiés, particulièrement ceux qui arrivent dans le cadre des « programmes de réinstallation ».

En quoi consistent les « programmes de réinstallation » ?

Dans les années 70 et début 80, la France a été un grand pays de réinstallation pour les réfugiés d’Asie du Sud-Est. Puis cela a été mis de côté dans les années 90 et 2000. Mais en 2008, la France a signé un accord-cadre avec l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) qui comprend un programme de réinstallation : une centaine de cas par an, sur dossier. Depuis 2015, conséquence de ladite « crise des réfugiés », la France a souhaité un véritable engagement politique, avec un pilotage assez complexe, un dispositif et des moyens. La présidence actuelle en a fait une priorité et s’est engagée sur 10.000 réinstallations, entre octobre 2017 et octobre 2019. Puis autant, en 2020-2021.

Qui met en oeuvre cette politique sur le terrain ?

Il existe une volonté de faire et de faire vite. Au début, l’Etat s’est appuyé sur les opérateurs historiques (Adoma, Coallia, France Terre d’Asile, Forum Réfugiés-Cosi). Depuis 2015, notamment avec les CAO (Centre d’accueil et d’orientation), de nombreux centres ont été ouverts par des opérateurs du milieu médico-social (Groupe SOS, Aurore, Emmaüs) qui n’étaient pas à l’origine en prise directe avec les réfugiés. Fin 2017, avec la réinstallation des réfugiés d’Afrique sub-saharienne (Niger, Tchad), les autorités ont sollicité des acteurs de l’habitat. En effet, le principal frein est la captation de logements, ce qui crée une compétition entre ces acteurs. La France connaît une vraie crise en matière de logement ! Elle impacte le logement social et « bon marché » du parc privé. En avril 2019, 21 opérateurs interviennent auprès des réfugiés réinstallés sur l’ensemble du territoire français – à l’exception de l’Ile-de-France, de la Corse et de l’Outre-Mer. Mais le financement est européen (Fonds asile, migration et intégration (Fami) de la Commission européenne) et très lourd administrativement. De nouveaux types de partenariats ont alors émergé, comme l’Entraide Pierre Valdo. Cette structure, qui assure le suivi administratif et financier, travaille avec des associations locales en charge de l’accueil et de l’accompagnement, membres de la Fédération de l’entraide protestante (FEP). Par ailleurs, en Corrèze, une petite association créée par deux anciens bénévoles en CAO, Les Chemins singuliers, a rejoint ce partenariat, sans faire partie du réseau protestant.

Comment le rural a-t-il pris sa place dans l’accueil ?

La mise en oeuvre du programme de réinstallation a pris de l’ampleur entre 2015 et 2017. L’objectif, qui était déjà de 10.000 réinstallés, n’a pas été atteint. En revanche, à partir de 2017, le pilotage s’est amélioré. Le démantèlement de la « Jungle de Calais » (octobre 2016) et les évacuations des campements parisiens ont eu un impact sur le rôle des territoires ruraux. On a donc cherché du bâti dans les petites villes et les zones rurales pour reloger « les Calaisiens ». Parce que l’accueil de ces populations s’est plutôt bien passé, je pense que les autorités ont estimé qu’on pouvait aussi y envoyer des réinstallés. Je pense que cela a constitué un tournant pour ces petites villes. L’accueil de migrants est rentré dans leur quotidien. L’hostilité et la crainte qui se sont exprimées peuvent être compréhensibles, en raison de la manière dont le débat sur l’immigration et l’asile est posé dans notre pays. Mais la présence d’associations et de travailleurs sociaux pour accompagner les migrants a rassuré. J’ai entendu à plusieurs reprises que les plus hostiles sont devenus les bénévoles les plus assidus et les plus engagés. Cela a permis de faire comprendre à ces populations très éloignées de ces questions leur complexité et leur dimension très humaine.

Quels avantages et inconvénients pour ces territoires ruraux et pour les réfugiés ?

Le premier avantage est le logement. Beaucoup ont une vacance assez importante en logement social et le logement privé n’est pas cher. Ils ont à disposition de grands logements, ce qui est à la fois un avantage pour les familles et un inconvénient pour les personnes isolées. Par ailleurs, nous avons tous des idées reçues sur ces territoires. Cette étude a été un moyen pour moi de revenir sur des clichés : territoires « délaissés », population « fermée », sans opportunités, y compris professionnelles. Ils circulent beaucoup, au sein de la population française, comme chez ceux qui travaillent auprès des migrants. Ils finissent par les entendre! La manière dont nous-mêmes en parlons impacte la façon dont ils les perçoivent. Les Français n’y habitent pas majoritairement. D’où des difficultés en termes de densité de population, d’accès aux services, de vieillissement de la population… Cette question très française est parfois pire dans d’autres pays européens. Notre perception de nous-mêmes et des différences entre les grandes et les petites villes rejaillit dans le débat actuel qui s’exprime notamment à travers les « gilets jaunes ». Des réfugiés envoyés dans ces territoires peuvent le vivre comme une « punition », alors que cela peut être une chance et une opportunité. La qualité de vie est souvent supérieure à celle des grandes villes : espace, relations de proximité, sentiment d’appartenance à une communauté locale (au sens positif du terme) au sein d’un même village. Cela peut avoir un effet rassurant pour des personnes venues d’ailleurs et qui ont vécu des choses traumatisantes. On pourrait penser que l’anonymat des grandes villes va protéger les réfugiés car ils sont des étrangers parmi d’autres, alors qu’on craint d’être stigmatisé quand on est le seul étranger. En réalité, j’ai observé que cette visibilité sert les réfugiés, parce qu’ils sont identifiés et que, de manière spontanée, des mouvements de solidarité se mettent en place. Associations et élus le disent tous. Cette mobilisation citoyenne est un vrai point fort. On ne peut pas anticiper que les réinstallés s’installeront définitivement dans ces territoires mais en ce qui concerne l’arrivée, cela peut faciliter un atterrissage en douceur dans leur nouvelle société d’accueil. Même s’ils rejoignent un jour les grandes villes, il ne faut pas considérer cela comme un échec.

Par ailleurs, alors que ces territoires souffrent d’un manque d’attractivité et de main d’oeuvre, une idée reçue est qu’il n’existe pas d’opportunités professionnelles. En réalité, il y en a, et même beaucoup, à la fois sur des postes très qualifiés – sans doute moins accessibles aux réfugiés pour des questions de reconnaissance des qualifications et de langue – mais aussi moins qualifiés. On voit bien que les employeurs vont chercher les réfugiés. De plus, le fait d’être entourés par des locaux leur permet d’accéder à ces postes parce que cela fonctionne par réseau, en évitant les procédures lourdes (CV, lettres de motivation, entretiens, etc.) qui sont discriminantes pour des primo-arrivants.

Les inconvénients sont partagés par tous les habitants des territoires ruraux…

En terme de santé, il existe des spécificités propres aux réfugiés, liées à leur parcours migratoire (soins dentaires, diabète, santé mentale…) mais la problématique générale d’accès aux soins est partagée par tous. De même, la mobilité, qui peut se poser différemment pour des locaux et des primo-arrivants, est une question pour tout le monde. On peut avoir des réponses spécifiques mais je pense que le plus efficace est une réponse globale et inclusive. Dans un contexte où l’on tend à opposer les populations (les nationaux vs les migrants), c’est une manière de dépasser les clivages et cette impasse du débat. Quand on parle de migrations, on parle de nous.

Comment inciter d’autres territoires à se mobiliser ?

Les maires peuvent être les meilleurs ambassadeurs auprès de leurs homologues plus réticents, pour montrer que l’accueil est possible, même si ce n’est pas forcément simple. Cela crée des dynamiques locales intéressantes, y compris des liens entre les habitants. Et les villes ne sont pas seules : il y a les associations et l’Etat, notamment les préfectures et les directions départementales de la cohésion sociale (DDCS) qui doivent jouer le rôle d’animation des acteurs, au niveau local. Ensuite se pose la question de la reconnaissance du rôle des associations et des bénévoles. Il s’agit de faire attention à la répartition des tâches et à la bonne communication entre les travailleurs sociaux et les citoyens qui ont formé des collectifs. Il faut établir des chartes de partenariat. Les bénévoles assurent cette dimension humaine – ce que peuvent de moins en moins apporter les services sociaux en général. Ils considèrent aussi le réfugié comme une personne, non pas comme un usager ou un bénéficiaire. C’est extrêmement important et c’est ce que demandent beaucoup les réfugiés : être considérés comme des acteurs de leur avenir. C’est d’ailleurs pour nous, au Centre migrations et citoyennetés, la prochaine étape. Nous nous intéressons à la participation des réfugiés et des migrants eux-mêmes. Nous souhaitons éviter de cantonner le réfugié à une posture de simple témoin pour le poser comme un acteur des questions qui le concernent. Cela doit aussi interroger les associations d’aide aux migrants. Quelle place des réfugiés dans leur gouvernance ?

Vous encouragez la France à pérenniser ce « savoir-faire » en matière de réinstallation…

A France Terre d’Asile en 2008, je me souviens de l’accord-cadre avec le HCR et des réinstallations d’Irakiens majoritairement chrétiens. Tout un savoir-faire qui existait en France auparavant avait disparu, que ce soit dans les associations ou l’administration. Nous nous retrouvions à devoir tout réinventer. Aujourd’hui, au niveau local surtout, de nombreuses démarches se mettent en place, qui poussent les autorités locales à être de plus en plus dans l’animation de réseau, à créer des partenariats entre différents types d’acteurs et à innover. Cela demande du temps mais pas forcément énormément de moyens. Cela peut être vécu comme quelque chose d’un peu lourd, notamment par les directions départementales de la cohésion sociale (DDCS), mais avec le temps, plus ce sera habituel. Il y a une sorte de « coût d’entrée ». Nous avons tout intérêt à ce que les réinstallations deviennent une voie normale d’accès au territoire français pour des réfugiés. Je dirais même, plus les arrivées sont importantes, mieux c’est. Une centaine de personnes qui arrivent avec l’accord-cadre sont invisibles : rien de spécifique n’est réellement mis en place. Pour une famille, on ne va pas mobiliser tout le monde. Alors que pour 10.000, il faut bien s’organiser. Pour les arrivées en groupe, l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) et le ministère de l’Intérieur vont mener des missions de sélection. On « connaît » déjà les arrivants. Il existe aussi tout un débat sur le transfert d’informations… mais je ne vais pas l’aborder ! Si les réinstallations durent, tout cet investissement ne sera pas perdu. Des dispositifs sont mis en place pour répondre à une politique publique, puis deux ans après, on l’abandonne. C’est dommage et ça arrive régulièrement. L’autre enjeu est de savoir comment ce mouvement assez positif qu’on observe autour de la réinstallation – qui a toujours été un lieu d’innovation – peut profiter à tous les réfugiés et demandeurs d’asile. Il y a tout intérêt à se poser cette question-là. Bien-sûr, il existe des cadres, des financements et des dispositifs différents mais ce sont souvent quand même les mêmes acteurs qui s’occupent des autres « catégories » de migrants. Les bénévoles ne feront pas de distinction selon le mode d’arrivée en France ! Dans les faits, cela crée un effet assez positif pour l’ensemble des primo-arrivants. Il faut juste que cela soit reconnu et institutionnalisé. En France, tout est toujours géré « en silo ». Je pense qu’il faut le remettre en question.

Propos recueillis par Claire Rocher (SNPMPI).

10 000 réfugiés réinstallés en 2020-21

Une circulaire, publiée le 12 novembre 2019 par le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, établit la nouvelle organisation de l’accueil des réfugiés réinstallés à partir de l’année 2020. Elle précise que la France a renouvelé auprès du HCR son engagement d’accueil de 10 000 réfugiés réinstallés en 2020 et 2021, essentiellement en provenance du Liban, de Turquie, de Jordanie, du Niger et du Tchad.

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