« Nous nous portons au plus près de leurs faims » à Calais
Le pape François propose quatre verbes pour discerner quels chemins d’alliance ouvrir et tracer avec les exilés qui se présentent aux frontières de notre Europe : accueillir, protéger, promouvoir et intégrer. Quatre dynamiques à actualiser et à nouer différemment, selon les lieux et les temps qui convoquent notre liberté.
A Calais, en 2020, sur une portion de littoral viennent s’ancrer – par milliers encore – des exilés en quête d’un asile que leur ont refusé les pays du Continent. Le site de l’ancienne « Jungle », où stationnaient les exilés en 2015/2016, s’est retrouvé promu en aire de repos pour les oiseaux migrateurs et converti en zone de protection des espèces florales menacées1.
Ici, accueillir ? Accueillir la honte
Non pas, d’abord, accueillir l’étranger, assis sur l’assurance de notre ouverture d’esprit et de notre générosité. Non, bien plutôt, accueillir en nous la honte. A la vue de tous ces corps soumis au dénuement, à la maltraitance, à la sottise, à l’arbitraire, à l’hypocrisie, se laisser percuter par le dégoût de notre propre immunité ; baisser nos yeux qui s’ouvrent à ce que cette humanité défaite nous raconte de nous-mêmes : notre suffisance ; nos enfermements ; notre arrogance ; nos complicités. Quitter nos chaussures et, avec elles, ce qui fonde nos prétentions, nos méprises. Revêtir les mots du prophète Isaïe : « Malheur à moi, je suis perdu ! car je suis un homme aux lèvres minées par le mensonge, et je fais corps avec une parole meurtrière » (Is 6, 5).
Ici, protéger ? Couvrir de notre ombre
Dans le sillage du verbe « protéger », surgissent, en se bousculant, d’autres mots : réclamer, revendiquer, couvrir de son ombre, qui inspirent très concrètement une intransigeance absolue, des lignes de conduite dont l’obstination se confond avec celle du souffle de la vie. A la suite de Joseph d’Arimathie auprès de Pilate (Lc 23, 50ss), poursuivre, réclamer les corps qui ne comptent pas dans les hôpitaux, les morgues, les centres de rétention, les tribunaux. Revendiquer pour identité première et suffisante de tous les « sans-droits », le lien originel et charnel par lequel nous les faisons communier à notre propre identité. Avec la même vigueur que celle prêtée par le Psaume 2 au décret de Yahvé vis-à-vis de son Messie : « Vous êtes nos sœurs et nos frères ; nous, aujourd’hui, nous vous avons adoptés. Les puissants de la terre peuvent bien se rebiffer, Celui qui siège dans les cieux, les renvoie à leur insignifiance ». Nous faire les répondants, les parrains de ceux dont la parole ne rencontre que défausse. Les couvrir de notre ombre, – à la fois de notre présence et de notre discrétion-, en nous faisant les observateurs du respect scrupuleux de leurs droits, partout où les machineries administratives et policières contrôlent, filtrent, déplacent, humilient. Et puis, encore, multiplier les temps et les lieux où, délaissant les frontières mondaines, nous nous portons au plus près de leurs faims, de leurs soifs, de leurs fatigues et de leurs blessures, de leurs isolements, de leurs rêves, des accrocs et des souillures de leurs vêtements, des voiles qui passent dans leurs regards.
Ici, promouvoir ? Tisser de « l’entre-nous »
A Calais, tout l’être des exilés ne résiste, ne perdure que d’être tendu vers « l’autre côté ». De cet entre-deux de tous les dangers, stérile, inhabitable, -dernier avatar de tous les entre-deux qui, depuis leur départ, se sont multipliés sous leurs pas comme autant de chausse-trapes-, s’employer à faire un « entre-nous ». De ce qui est un non-lieu, un temps déstructuré, une puissance d’engloutissement, faire la matrice d’une demeure dont l’architecture de parole et de mémoire accompagne et arrime chaque jour, chaque nuit à l’espérance. Son périmètre coïncide avec les temps et les lieux dégagés pour, ensemble, faire la fête ; colorer de fraternité une halte de nuit hivernale ; se livrer à la création artistique ; s’affronter dans le jeu ; prier ; trouver à se lover dans les histoires d’Exode de ces Pères dont nous nous voulons les héritiers ; mettre sous le feu des projecteurs d’un défilé l’inventivité qui préside à l’élaboration d’une ligne vestimentaire « Jungle Style »2 ; repiquer dans une cour d’église la « Fête des Tentes »3, héritière d’une longue et lointaine tradition juive (Dt 16, 13). « Entre-nous » stimulant ou s’ébauchent les lois d’une alliance durable qui puisse associer les différentes demeures humaines.
Ici, intégrer ? Recevoir et partager l’élargissement
Avec ce(ux) qui nous arrive(nt), il s’agit bien de nous inscrire dans une cartographie et une histoire communes, distribuées dans l’approche puis la traversée des distances et des proximités, des séparations et des rencontres à travers lesquelles l’édifice des relations humaines se construit. Pour lors, il y a l’invitation mutuelle à rejoindre, chacun pour la part qui lui revient, cet exode quotidien dont l’amplitude et la direction se reçoivent à l’articulation de quatre polarités : accueil de chaque homme ; accueil de tous les hommes ; accueil de tout l’homme ; accueil de ce qui n’a pas visage d’homme.
Accueillir ? Recevoir pour un commencement accordé à l’origine et aux chemins d’avenir du Vivant dont nous sommes les enfants. Et l’hospitalité fournit la scène d’apprentissage la plus immédiate, la plus familière où découvrir et pratiquer un « entre-nous » qui libère pour chacun tous les horizons. Au plus près de chez soi, dans cet intérieur où tout porte la marque exclusive de notre mesure propre, se porter au-devant de la tension, se tenir au dehors de la contradiction pour faire droit à celles-ci, leur faire place.
Et cela sous le ciel d’une promesse : voir s’élargir les piquets de nos tentes (Is 54, 2). Quelque chose de cette hospitalité est inscrit dans le mouvement par lequel Abraham, assis à l’entrée de sa tente, au plus chaud de la journée, s’arrache au-devant de trois étrangers qu’il a aperçus à même son côté. Ces passants qu’il reçoit comme des hôtes et auprès de qui il se tient en retrait après les avoir servis, ouvrent dans sa tente et dans le sein de sa femme Sara la place de la fécondité et de l’avenir (Gn 18, 1ss).
Père Philippe Demeestère, sj, bénévole au Secours Catholique – Caritas France à Calais
1 Aujourd'hui, deux observatoires sont ouverts au public. Tout cela serait bien banal si l'attention portée ici à la vie animale ne conduisait à s'interroger sur la maltraitance dont les migrants ont été l'objet sur ce même lieu. 2 En 2015/2016, les exilés de la Jungle se bricolaient un look à partir des vêtements récupérés auprès des associations, bluffant leurs visiteurs par leur capacité à demeurer "tirés à quatre épingles ". Après le démantèlement d’octobre 2016, des bénévoles du Secours Catholique ont voulu s'inscrire elles-mêmes dans la dynamique de cet art-de-faire pour partager les richesses du "Jungle Style". La collection éponyme a défilé place de la République, à Paris, pour la Journée mondiale des réfugiés 2018. 3 Fin septembre 2018, la Fête des Tentes à Calais a pour contexte un quotidien où les forces politiques, juridiques, administratives et policières s'emploient à ne laisser aux exilés présents sur le littoral aucun lieu de répit, aucune place où demeurer en sécurité. Il y a pourtant un terrain d'église, propriété de la paroisse, discret. Le succès de l'opération auprès des exilés est tout relatif. Qu'importe ! Là, comme ailleurs, la liberté s'est créé sa propre marge de manœuvre sur le lieu de l'impuissance.
Ce témoignage est extrait du dossier d'animation pour la Journée Mondiale du Migrant et du Réfugié 2020.