Mgr Olivier Leborgne : « Je suis évêque pour tous »
« Puis-je passer les personnes migrantes en « pertes et profits » ? L’évêque d’Arras témoigne du déplacement vécu dans son rapport aux personnes migrantes et relit avec clairvoyance son expérience épiscopale avec ces personnes « en tant qu’elles sont là » et les raisons pour lesquelles il a écrit « Prière pour les temps présents » (Ed. Seuil).
« On me demande de témoigner de mon chemin, à partir d’une expérience très concrète, et de formuler des convictions, peut-être même des appels que je pourrais vous lancer.
Prêtre pendant vingt-trois ans dans les Yvelines, j’y ai vécu de 6 à 50 ans. J’ai grandi aux Mureaux, été au lycée public. J’ai rencontré pour la première fois des étrangers chez les Scouts d’Europe, à Flins-sur-Seine. Certains, mis à la porte de chez eux, ont logé chez moi car mon père accueillait tout le monde.
A 20-25 ans, j’ai travaillé la Doctrine sociale de l’Eglise. Je me souviens avoir eu cette réflexion : « Le pape Jean-Paul II est plus à gauche que Pierre Joxe », à l’époque ministre de l’Intérieur. Nous sommes d’accord : c’était la pensée d’un jeune qui n’a pas de culture. Cela traduit néanmoins une surprise. Cela dit comment la Doctrine sociale de l’Eglise est venue me déplacer dans une tradition familiale – à qui je dois tant et que j’honore – qui était située politiquement, qui se laisse interpeller mais qui a aussi une sorte de caractère et de détermination.
Après six ans et demi dans le diocèse d’Amiens, ma nomination à Arras a été rendue publique en septembre 2020. Je me souviens avoir dit à un ami : « L’Eglise me fait confiance : c’est un plus gros diocèse mais Arras n’est pas une ville connue ». Il me répond : « Tu as raison, Calais n’est pas du tout connue ! » (Rires du public) Je n’avais pas du tout intégré ce fait… Le Pas-de-Calais a la spécificité de compter 1.500.000 habitants sans agglomération. La plus grande ville est Calais, avec 70.000 habitants. Puis viennent Boulogne et Arras (40.000), Lens et Liévin (35.000).
Les visages de Calais
Dès que j’arrive, on me propose de passer une journée avec le Secours catholique – dont je salue le travail remarquable à l’accueil de jour de Calais. D’un « dossier », la migration devient « visages ».
On peut avoir une lecture politique tout à fait diverse de ces questions. Je reconnais à l’Etat le devoir d’exercer ses missions régaliennes en matière de sécurité et des « flux migratoires ». Toutes les sensibilités politiques sont représentées sur ce territoire. Les chrétiens sont présents partout. Et je suis évêque pour tous !
Ces personnes me sautent au visage – indépendamment de toute lecture politique – parce qu’elles sont là. Puis-je les passer en « pertes et profits » ? Puis-je les réduire à des programmes politiques – qui, par ailleurs, sont nécessaires ? Il peut exister une certaine fermeté dans les politiques migratoires. Je ne nie pas cette possibilité-là.
Quelques mois après, je suis invité à donner une conférence de presse avec Véronique Fayet, alors présidente du Secours Catholique – Caritas France. Je n’ai pas envie d’y aller, d’être médiatisé, de prendre des coups. Et je n’ai pas envie de me laisser récupérer par un discours idéologique, de quelque bord soit-il.
Le jésuite Philippe Demeestère, 73 ans, me dit : « Monseigneur, il faut y aller ». J’interroge le curé, Pierre Poidevin, sjmv, 38 ans, de la société sacerdotale St Jean-Marie Vianney. On dirait plutôt que ses prêtres font partie des classiques voire des « tradis » dans l’Eglise. Pierre, qui est dans cette paroisse depuis dix ans et curé depuis neuf, insiste : « Monseigneur, il faut absolument y aller. On constate une détérioration dramatique des conditions d’accueil des personnes migrantes. Ce n’est pas une nécessité politique mais une nécessité humanitaire. Ces hommes ont été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, comme vous et moi. Si on a le droit de penser qu’on ne peut pas faire tout et n’importe quoi en matière de politique d’immigration, nous ne pouvons pas accepter qu’une personne humaine soit traitée d’une manière aussi indigne ».
Je participe donc à cette conférence. Mais comme je ne sais pas manier le politiquement correct, j’ai dû dire : « A Calais, un certain nombre de personnes exilées sont moins bien traitées que des animaux de compagnie ». Aujourd’hui j’y mets un peu de forme, parce qu’à l’époque j’avais formulé : « Ils sont traités pire que des chiens ». C’est un fait, pas une observation politique. J’ai des visages en face de moi. Je constate que cette conférence de presse n’aura aucun effet, alors qu’une quinzaine de médias sont présents.
Extension du domaine de la lutte
Quelques mois plus tard, une grève de la faim est entamée par Philippe Demeestère, SJ, et un couple, sans que j’en sois averti. J’interpelle Philippe et lui demande si c’est un moyen légal de manifestation. Il a pris sa décision et me dit en avoir parlé avec ses autorités jésuites. A sa manière. (Rires) Ce qui me frappe, c’est que le curé, sans me prévenir, décide de les accueillir dans l’église. « Pierre, la prochaine fois, vous m’appellerez avant ! » Il me répond : « Monseigneur, je vous assure, la situation des personnes… » Son vicaire, un homme de sensibilité traditionnelle, a témoigné dans La Croix, en septembre dernier, avoir été bouleversé par ces visages. Je suis frappé de voir l’accord de ces prêtres, de générations, de cultures et de sensibilités différentes – je pense qu’ils ne mettent pas le même bulletin dans l’urne.
Dans ce contexte, le préfet Didier Leschi, directeur de l’OFFI, délégué par le gouvernement pour une médiation, demande à me rencontrer. Nous avons un assez bon échange. La médiation, qui n’aboutit pas sur les revendications fondamentales des grévistes, permet quand même quelques avancées. Par exemple, s’il existe une raison juridique pour laquelle on évacue les camps de réfugiés tous les deux jours – sinon il faut saisir un juge, ce qui prend trois à six mois, et les associations elles-mêmes disent qu’il ne faut absolument pas reconstituer la Jungle, telle qu’elle a existé – l’Etat s’engage à ce que les tentes ne soient pas lacérées et à prévenir la veille. Le jour où le couple arrête sa grève de la faim, toutes les décisions sont annulées. J’ai appelé M. Leschi: « Monsieur le préfet, la parole de l’Etat n’est pas crédible. Est-ce que l’Etat ment ? » Ca me bouleverse !
« J’étais un étranger… » (Matthieu 25)
Je suis aussi très marqué par l’interpellation d’un haut-fonctionnaire qui travaille au ministère de l’Intérieur, sur la question des migrations, et qui a très fermement invectivé Véronique Fayet : « La parole des migrants n’est pas crédible ». Comment peut-on dire cela ?
Après avoir célébré la messe de la Nativité avec des Erythréens chrétiens [en 2021, ndlr], j’ai repris conscience qu’immédiatement après sa naissance, Jésus est parti en exil. J’ai pensé à l’angoisse de Joseph et de Marie.
Le lendemain, j’ai baptisé le fils d’un de mes neveux en province. A la fin de la messe, alors que durant la prière universelle, on avait mentionné les migrants parmi les exclus et tous les abîmés de la vie, un jeune ose dire à une choriste : « Il ne faut pas prier pour les migrants ». Qu’il ne soit pas d’accord avec l’action de certaines associations, je n’ai aucun problème avec ça. Mais ce qu’il dit est une apostasie de la foi catholique.
« J’étais un migrant, vous m’avez accueilli » … « Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens – c’est à moi que vous le faites ». Les catholiques sont extrêmement réalistes : on ne dit pas « c’est comme si c’était à moi » mais « c’est à moi que vous le faites ».
C’est ce qui va me décider, alors que je n’en avais pas du tout envie, à commettre ces quelques pages.
« Jusqu’où ? » et « A partir de quand ? »
La figure de Mgr Jules-Géraud Saliège [(1870-1956), archevêque de Toulouse, ndlr] m’habite depuis que je suis prêtre. « Jusqu’où ? » Tu es évêque pour tous et tu n’as pas à prendre parti. « A partir de quand ? » La dignité humaine étant engagée, tu dois oser une parole.
Ces questions me traversent depuis mon ordination et j’ai plutôt cherché à me « planquer », pour tout vous dire. J’ai la « tchatche » facile, je suis plutôt chaleureux, je sais conduire des projets… Mais « Jusqu’où ? » et « A partir de quand ? »
En relisant la lettre de Mgr Saliège, j’ai été frappé par cette formule : « Pourquoi sommes‐nous des vaincus ? » Vous le savez, l’archevêque de Toulouse, le 20 août 1942, fait lire dans toutes les églises un texte très court qui rappelle que les juifs et les juives sont des personnes humaines, comme vous et moi. C’est extrêmement audacieux et courageux.
Je ne sais pas ce qui a amené les personnes à être ici. J’ignore pourquoi elles sont dans une situation irrégulière, qu’il faut combattre. Je me pose la question : « Quelle crise morale ? Quelle crise spirituelle vivons-nous pour que nous puissions passer des hommes et des femmes créés à l’image de Dieu, comme moi, en pertes et profits ».
Exhortation à la concertation
Je pense que les associations ne sont pas saintes. Certaines postures d’associations, dans l’opposition systématique, n’aident pas. J’ai demandé au Procureur de Boulogne, ressort compétent sur ces affaires : « Quelles solutions ? » Il m’a répondu : « Monseigneur, à vue humaine, il n’y en a pas ». Les associations ne disent pas qu’elles sont meilleures que les autres mais elles voudraient qu’on se mette autour d’une table et qu’on cherche ensemble. Cela n’est pas possible aujourd’hui.
J’entends la remarque que les associations pourraient faire le jeu des passeurs. Permettez-moi de vous dire que je suis en colère. Est-ce que cela veut dire que je devrais les laisser « crever » sur place ? Cet homme n’a pas peut-être pas le droit d’être là. Qui a signé les Accords du Touquet ? Qui refuse de s’engager dans des coopérations internationales qui rééquilibrent ? On me parle de la corruption des pays d’où viennent les migrants : qui corrompt ? Et qui profite de la corruption ? Bien-sûr des gens dans ces pays-là mais il y a peut-être aussi des personnes qui ont plus d’argent et qui y trouvent un intérêt. Alors qui fait le jeu des passeurs ? Je pense qu’en dernier, ce sont les associations d’aide aux migrants.
Prière de déranger
Je porte cette interrogation de Mgr Saliège : « Pourquoi sommes‐nous des vaincus ? » Pourquoi pouvons-nous passer des hommes et des femmes en pertes et profits ? Pourquoi acceptons-nous que ces personnes « en tant qu’elles sont là » vivent dans des conditions d’une indignité incroyable ?
Cela m’invite à une autre réflexion, sur le dérangement. « Peut-on vivre sans être dérangé ? » Ici nous dépassons le sujet de la migration. Toute relation est un dérangement ! Aucun couple qui ne pense pas que la relation est un dérangement ne tiendra toute la vie. Le premier interdit est : « Tu n’est pas je ». Tu ne me mangeras pas : l’autre n’est pas consommable. Tu ne peux pas t’approprier l’autre. Il y a toujours de l’autre chez l’autre. Je me souviens de mon premier curé qui disait : « Jésus a dit : « Aimez-vous les uns les autres ». Et non pas, « Aimez-vous les uns les uns ». (Rires) C’est la question de l’altérité.
Encore une fois, je reconnais à l’Etat le devoir d’assumer ses missions régaliennes. Mais je pense que la peur est mauvaise conseillère et le déficit d’altérité dans notre société est gravissime, dans les relations personnelles et communautaires.
De même pour la foi. Nous ne savons plus accueillir le Christ comme une Révélation qui va nous bousculer. La foi devient une opinion. Elle appelle une décision libre, en conscience. Nous sommes dotés d’intelligence, pour réfléchir. Ce n’est pas pour la mettre au vestiaire, même dans la relation avec Lui.
Je pense que si tout n’est pas possible, sans doute, et que tout n’est pas acceptable, évidemment, une société qui ne veut plus se laisser déranger est une société qui se suicide. Et je ne suis pas tout à fait sûr que nos sociétés occidentales soient en pleine forme.
Quel réalisme ?
Mes neveux et nièces me disent d’être réaliste. Ils sont un peu troublés car ils connaissent ma tradition familiale. Ils ont été surpris. Ce que j’ai voulu écrire n’est pas une analyse politique. Ce sont les mots d’un homme qui essaie de réfléchir à la lumière de la Révélation et de sa foi au Christ mais aussi comme un homme de bonne volonté.
Je vois bien que les autorités politiques font, pour une certaine part, de l’obstruction à l’aide et, d’un autre côté, s’y engagent vraiment. La Vie Active, subventionnée par l’État, nourrit toutes les personnes migrantes. Elle fait un travail qu’il faut honorer. Les forces de l’ordre viennent en aide à des personnes en situation très grave, elles sauvent des vies. Il ne faut pas être manichéen.
« Il faut être réaliste ». On ne peut pas « accueillir toute la misère du monde » (Michel Rocard, alors premier ministre en 1989, ndlr). C’est sans doute vrai mais néanmoins, cela m’amène à la phrase de Saint Paul : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Co 4, 7) Cette phrase me harcèle depuis que je suis évêque.
Je ne me suis pas donné la vie à moi-même. Je n’y suis pour rien si je suis né de Jean-Noël et Françoise qui se sont passionnément aimés, tout au long de leur vie, et qui sont nés dans un pays avec la Sécurité sociale. Pour rien non plus, si j’ai réussi à marcher droit et à être vraiment heureux aux Mureaux. Je me suis pourtant fait « casser la figure » deux fois en sortant du lycée. Ce n’était pas très agréable mais ça ne m’a pas atteint donc ce n’était pas si grave parce que j’avais une famille structurée. Toujours pour rien, quand j’en fais le moins possible jusqu’à la prépa où je découvre qu’il faut travailler pour réussir. Et ça marche. (Rires) Je n’y suis pour rien si pendant mon ministère j’ai vécu cinq années d’épreuve – doutant non pas de Dieu mais de moi-même – et si j’ai une capacité de rebond insoupçonnée.
Il y a évidemment un « oui » car je ne suis pas un automate. Et que la grâce de l’Esprit Saint, c’est de restaurer la liberté. « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » Quand je regarde ma vie, je ne trouve rien qui ne soit le fruit d’un don qui m’ait précédé. Même si je me l’approprie, je me laisse travailler par lui.
La chance d’être né en France
Réfléchissons au niveau de la nation. J’ai eu la chance de naître dans un pays avec un système juridique, éducatif, de santé… que beaucoup de pays n’ont pas. Je vois bien que cette France qui a un certain rayonnement, cette France des Lumières, qui a apporté beaucoup de belles choses mais qu’on peut contester sur d’autres, est devenue ce qu’elle est – avec sa prétention parfois civilisatrice – en trouvant sa place dans le jeu des nations et en sachant profiter des opportunités pour s’enrichir.
La grâce devient une responsabilité. J’ai la chance d’être né en France, d’avoir eu des parents qui s’aimaient, d’avoir fait des études dans un système que je n’ai pas créé. Cela devient une responsabilité pour le monde, pas seulement pour moi et pour la France. Je le crois profondément.
Je ne sais pas ce qu’il faut faire précisément. J’ai de l’estime pour les élus, de quelque bord qu’ils soient, même si je ne suis pas d’accord avec tous. Ce réalisme m’invite à penser que nous avons une responsabilité malgré tout.
Oserons-nous nous engager ?
Cette réflexion n’est pas dans le livre que j’ai écrit. Là c’est un évêque catholique, un croyant qui parle. La seule chose dont je suis absolument sûr, c’est que Christ est mort et ressuscité. C’est la seule vérité que je crois incontestable, sur laquelle je peux bâtir ma vie. Tous les autres réalismes sont intéressants mais peuvent vite être des compromissions, des illusions, des fantasmes.
Est-ce que nous, chrétiens, allons un jour oser engager notre action, avec finesse, en acceptant le débat contradictoire pour progresser mais sur ce seul réalisme qui compte : Christ est mort et ressuscité. Il est Seigneur. En lui, tout homme, toute femme trouve sa dignité, de la naissance à la mort.
Les catholiques ne seront pas cohérents s’ils défendent la dignité des personnes migrantes sans défendre la vie de la naissance à la mort naturelle. Et inversement. Je suis frappé de voir que nous manquons de cohérence. Cela m’invite à oser, peut-être de manière inconsidérée, à refuser de passer en pertes et profits ces personnes qui sont là. Et en même temps, à prier pour celles et ceux qui assurent des responsabilités, pour qu’ils osent beaucoup plus et que nous nous mouillions et que nous acceptions peut-être que cela nous coûte pour vivre des relations internationales plus justes, plus équitables ». (Applaudissements)
Propos recueillis par Claire Rocher (SNMM) avec la collaboration de la Communication du diocèse d’Arras
Mgr Leborgne témoignait le 9 mars 2023 à Paris, à l’occasion d’une conférence-débat sur le projet de Loi Asile et Immigration, organisée par le diocèse de Paris.
Les intertitres sont de la rédaction du site.